León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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avec lenteur et en sollicitant du regard l’approbation du comte.

      — Connaissez-vous le proverbe: «Jérémie, Jérémie, reste chez toi, et veille à tes fuseaux!» repartit ironiquement Schinchine. Cela nous va comme un gant. Quand on pense que même Souvorow a été battu à plate couture…, et où sont aujourd’hui, je vous le demande, les Souvorow? Dit-il en passant du russe au français.

      — Nous devons nous battre jusqu’à la dernière goutte de notre sang, reprit le colonel en frappant du poing sur la table, et mourir pour notre Empereur! Voilà ce qu’il faut, et surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en accentuant le mot «moins» et en se tournant vers le comte. C’est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux hussards; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et jeune hussard? Continua-t-il en s’adressant à Nicolas, qui négligeait sa voisine pour écouter de toutes ses oreilles.

      — Je suis complètement de votre avis, répondit-il en devenant rouge comme une pivoine, en tournant les assiettes dans tous les sens et en déplaçant et replaçant son verre d’un mouvement si brusque et si désespéré, qu’il faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons, nous autres Russes, vaincre ou mourir!…»

      La phrase n’était pas achevée, qu’il en avait déjà senti tout le ridicule: c’était pompeux, emphatique et complètement hors de propos.

      «C’est bien beau, ce que vous venez de dire,» lui souffla à l’oreille Julie en soupirant. Sonia, saisie d’un tremblement nerveux, l’avait écouté toute rougissante, tandis que Pierre approuvait le discours du colonel:

      «Voilà qui s’appelle parler, dit-il.

      — Vous êtes, jeune homme, un vrai hussard, reprit le colonel, en recommençant à frapper sur la table.

      — Hé, là-bas, pourquoi tout ce bruit?…»

      C’était Marie Dmitrievna qui élevait la voix.

      «Pourquoi ces coups de poing? À qui en as-tu? En vérité, tu t’emportes comme si tu chargeais des Français!

      — Je dis la vérité, lui répondit le hussard.

      — Nous parlons de la guerre, s’écria le comte, car savez-vous, Marie Dmitrievna, que j’ai un fils qui part pour l’armée?

      — Et moi, j’en ai quatre à l’armée et je ne m’en plains pas; tout se fait par la volonté de Dieu. On meurt couché «sur son poêle8», et l’on se tire sain et sauf d’une mêlée, continua Marie Dmitrievna, en élevant sa forte voix qui résonnait à travers la table…

      Et la conversation se localisa de nouveau entre les femmes d’un côté, et les hommes de l’autre.

      «Je te dis que tu ne le demanderas pas, murmurait à Natacha son petit frère, tu ne le demanderas pas?

      — Et moi, je te dis que je le demanderai,» répondit Natacha…

      Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et résolue, elle se leva à demi, et invitant Pierre du regard à lui prêter attention:

      «Maman! S’écria-t-elle de sa voix d’enfant, fraîche et sonore.

      — Que veux-tu?» demanda la comtesse effrayée.

      Elle avait deviné une gaminerie, à l’expression de la figure de la petite fille, et elle la menaça sévèrement du doigt, en hochant la tête d’un air fâché et mécontent.

      Les conversations cessèrent.

      «Maman, quel plat sucré aurons-nous?» reprit sans hésitation Natacha…

      Sa mère faisait de vains efforts pour l’arrêter.

      «Cosaque!» cria Marie Dmitrievna, en la menaçant à son tour de l’index.

      Les convives s’entre-regardèrent. Les vieux ne savaient comment prendre cet incident.

      «Maman, quel plat sucré aurons-nous?» répéta Natacha gaiement, et parfaitement rassurée sur les suites de son espièglerie.

      Sonia et le gros Pierre étouffaient leurs rires tant bien que mal.

      «Eh bien, tu vois, je l’ai demandé, chuchota Natacha au petit frère et à Pierre, qu’elle regarda de nouveau.

      — On servira une glace, mais tu n’en auras pas,» dit Marie Dmitrievna.

      Natacha, voyant qu’elle n’avait plus rien à craindre même de la part de cette dernière, s’adressa à elle encore plus résolument: «Quelle glace? Je n’aime pas la glace à la crème.

      — Aux carottes, alors?

      — Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle glace? Je veux le savoir,» criait-elle toujours plus haut.

      La comtesse et tous les convives éclatèrent de rire. On ne riait pas autant de la repartie de Marie Dmitrievna que de la hardiesse et de l’habileté déployées par cette fillette, qui osait ainsi lui tenir tête.

      Natacha se calma lorsqu’on lui eut annoncé une glace à l’ananas. Un instant après, on versa le champagne; la musique se remit à jouer; le comte et la petite comtesse s’embrassèrent, les convives se levèrent pour la féliciter et trinquer avec leurs hôtes, leurs vis-à-vis, leurs voisins et les enfants. Enfin les domestiques retirèrent vivement les chaises, et tous les convives, dont le vin et le dîner avaient légèrement coloré les visages, se remirent en file comme en entrant, et passèrent dans le même ordre de la salle à manger au salon.

      XX

      Les tables de jeu étaient préparées; les parties de boston s’organisèrent, et les invités se répandirent dans les salons et dans la bibliothèque. Le comte contemplait un jeu de cartes qu’il avait disposées en éventail devant lui. C’était l’heure habituelle de sa sieste: aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui le gagnait, et il riait à tout propos. La jeunesse, entraînée par la maîtresse de la maison, s’était groupée autour du piano et de la harpe. Julie, cédant aux instances générales, exécuta sur ce dernier instrument un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la société, pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de chanter quelque chose. Natacha, toute fière d’être traitée en grande personne, était cependant fort intimidée.

      «Que chanterons-nous? Demanda-t-elle.

      — La Source, répondit Nicolas.

      — Eh! Bien, commençons! Boris, venez ici! Où donc est Sonia?»

      S’apercevant de l’absence de son amie, Natacha s’élança hors de la salle à sa recherche et courut à la chambre de Sonia. Elle était vide: dans le salon d’étude, personne! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver sur le banc du corridor. Ce banc était le lieu consacré aux douloureux épanchements de la jeune génération féminine de la famille Rostow. Il n’y avait pas à en douter. Sonia s’était effectivement jetée sur le banc, où elle pleurait à chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu’elle froissait sans y prendre garde; ses petites épaules décolletées étaient convulsivement secouées par des sanglots, et elle pressait contre un coussin rayé et sale, propriété de la vieille bonne, son visage caché dans ses mains. La figure de Natacha, jusque-là si animée et si joyeuse, perdit son air de fête: ses yeux devinrent fixes, les veines de son cou se gonflèrent et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

      «Sonia, qu’as-tu? Qu’est-il arrivé? Oh! Oh!» s’écria-t-elle.

      Et à la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son côté, à fondre en larmes.

      Sonia essaya, mais en vain, de relever la tête pour lui répondre. Elle enfonça davantage sa figure dans le coussin. Natacha s’assit près d’elle en l’entourant de ses bras, et, parvenant enfin à maîtriser son émotion, elle se leva à demi en s’essuyant les yeux.

      «Nicolas