León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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qui ne ressemblait en rien à celle qu’il prenait devant témoins. Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois l’impudence et la crainte.

      La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la nuit.

      «Voyez-vous, chère princesse et chère cousine Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser à tout dans de pareils moments; il faut penser à l’avenir, au vôtre… je vous aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais…?»

      Comme la princesse restait impassible et impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un guéridon:

      «Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te le jure; mais, ma chère amie, j’ai dépassé la cinquantaine, il faut tout prévoir!… Sais-tu que j’ai envoyé chercher Pierre? Le comte l’a exigé en indiquant son portrait…»

      Le prince Basile releva les yeux sur elle: rien n’indiquait sur sa figure si elle l’avait écouté, ou si elle le regardait sans songer à rien.

      «Je ne cesse d’adresser de ferventes prières à Dieu, mon cousin, pour qu’il soit sauvé et pour que sa belle âme se détache sans souffrance de ce monde.

      — Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère l’innocent guéridon…

      — Mais enfin, voici l’affaire… tu la connais… le comte a fait l’hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.

      — Oh! Il en a tant fait de testaments! Repartit la nièce avec une tranquillité parfaite… En tout cas, il ne saurait rien léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel!

      — Et que ferions-nous? S’écria vivement le prince Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser… – Que ferions-nous si le comte demandait à l’Empereur, dans une lettre, de légitimer ce fils? Eu égard aux services du comte, on le lui accorderait peut-être!»

      La princesse sourit, et ce sourire disait qu’elle en savait là-dessus plus long que son interlocuteur.

      «Je te dirai plus: la lettre est écrite, mais elle n’a pas été envoyée, et pourtant l’Empereur en a connaissance. Il s’agirait de découvrir si elle a été détruite; si, au contraire, elle existe… alors… quand tout sera fini! – et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire le mot «tout», – on cherchera dans les papiers du comte…, le testament sera remis à l’Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie et Pierre héritera légitimement de tout!

      — Et notre part? Demanda la princesse avec une ironie marquée, bien convaincue qu’il n’y avait rien à craindre.

      — Mais, ma pauvre Catiche, c’est clair comme le jour: il sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole – Tu dois le savoir, ma chère! Le testament et la lettre ont-ils été détruits? S’il les a oubliés, où se trouvent-ils? Dans ce cas il faudrait s’en emparer, car…

      — Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l’interrompant du même ton et avec la même expression dans le regard… Je ne suis qu’une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes? Mais je suis sûre qu’un bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard! Ajouta-t-elle en français, comme si ce mot dans cette langue devait répondre victorieusement à tous les arguments de son adversaire.

      — Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à toi, que la consolation d’avoir été bonne, dévouée… etc.… etc.… c’est certain!

      — Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu’il n’est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue qu’elle avait été mordante et spirituelle.

      — Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts. Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez d’être les héritières. Si tu manques de confiance en moi, adresse-toi à des gens compétents. Je viens d’en causer avec Dmitri Onoufrievitch, l’homme d’affaires de la maison, et il m’a répété la même chose.»

      La lumière se fit tout à coup dans les idées de la princesse. Ses lèvres minces pâlirent, mais ses yeux gardèrent leur immobilité, tandis que sa voix, qu’elle ne pouvait plus maîtriser, avait des éclats inattendus.

      «Ce serait charmant, je n’ai jamais rien demandé, et je ne veux rien accepter! S’écria-t-elle en jetant à terre son carlin, et en arrangeant les plis de sa robe… Voilà la reconnaissance, voilà l’affection pour celles qui lui ont tout sacrifié! Bravo! C’est parfait. Je n’ai heureusement besoin de rien, prince!

      — Mais tu n’es pas seule, tu as des sœurs…

      — Oui, continua-t-elle sans l’écouter, je le savais depuis longtemps, mais je n’y pensais plus: l’envie, la duplicité, l’intrigue, la plus noire des ingratitudes, voilà à quoi je devais m’attendre dans cette maison. J’ai tout compris, et je sais à qui je dois m’en prendre de ces intrigues.

      — Mais il ne s’agit pas de cela, ma chère amie.

      — C’est votre protégée, cette charmante princesse Droubetzkoï, que je n’aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et atroce créature!

      — Voyons, ne perdons pas notre temps.

      — Ah! Laissez-moi: elle s’est faufilée ici pendant l’hiver et a raconté au comte des horreurs, des choses épouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout. Impossible de vous les répéter!… Le comte en est tombé malade et n’a pas voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze jours. C’est alors qu’il a écrit ce sale papier, qui, à ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune valeur.

      — Nous y voilà…, mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu? Où est-il?

      — Il est enfermé dans le portefeuille à mosaïque qu’il garde toujours sous son oreiller… Oui, c’est elle, et si j’ai un gros péché sur la conscience, c’est la haine que m’inspire cette vilaine femme! Pourquoi se glisse-t-elle parmi nous? Oh! Un jour viendra où je lui dirai son fait,» s’écria la princesse complètement hors d’elle-même.

      XXII

      Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui avait jugé nécessaire de l’accompagner. Lorsque les roues glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade de l’hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des phrases de consolation toutes prêtes; mais, à sa grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le mouvement de la voiture; elle le réveilla, et il la suivit en songeant pour la première fois qu’il allait avoir une entrevue avec son père mourant! La voiture s’était arrêtée à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement dans l’ombre projetée par le mur; d’autres avaient également l’air de se cacher. Personne n’y faisait la moindre attention. «Cela doit être ainsi,» se dit Pierre, et il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement l’étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette