León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


Скачать книгу

La danse s’animait de plus en plus, on négligeait les autres couples, et toute l’attention se concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha tirait les gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant qu’on regardât son père, et Dieu sait si l’on s’en faisait faute.

      Dans les intervalles de la danse, le comte reprenait haleine, s’éventait avec son mouchoir et criait aux musiciens d’aller plus vite. Puis il se lançait de nouveau, tournant autour de sa dame, tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur les talons. Enfin, emporté par son ardeur juvénile, après avoir ramené m danseuse à sa place et s’être galamment incliné devant elle, il leva une jambe en l’air, et termina ses évolutions chorégraphiques par une pirouette splendide, aux applaudissements et aux rires de toute la salle et surtout de Natacha.

      Les deux danseurs s’arrêtèrent, épuisés, hors d’haleine front ruisselant.

      «Oui, ma chère? C’est bien ainsi que l’on dansait de notre temps, s’écria le comte.

      — Hourra pour Daniel Cooper!» reprit Marie Dmitrievna, en respirant avec peine et en retroussant ses manches.

      XXI

      Pendant que l’on dansait ainsi la septième «anglaise», que les musiciens détonnaient de fatigue, et que les domestiques et les cuisiniers, à bout de forces, préparaient le souper, un sixième coup d’apoplexie frappait le comte Besoukhow. Les médecins ayant déclaré que tout espoir de guérison était perdu, on lut au moribond les prières de la confession, on le fit communier et l’on se prépara à lui donner l’extrême-onction. L’agitation et l’inquiétude inséparables de ces derniers moments régnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des pompes funèbres, alléchés par l’appât de riches funérailles, se pressaient devant la grande porte d’entrée, ayant soin pourtant de se dérober entre les voitures qui s’arrêtaient devant le perron. Le général-gouverneur de Moscou, qui avait envoyé ses aides de camp plusieurs fois par jour pour avoir des nouvelles du malade, était venu ce soir-là en personne prendre un dernier congé de l’illustre contemporain de Catherine. Le magnifique salon de réception était plein de monde. Tous se levèrent avec respect à l’entrée du général en chef, qui venait de passer une demi-heure seul avec le mourant, et qui, en saluant à droite et à gauche, se hâta de traverser le salon sous le feu de tous les regards.

      Le prince Basile, singulièrement pâli et amaigri, le reconduisait, en lui disant quelques mots à voix basse. Après avoir accompli ce devoir, il s’arrêta dans la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les yeux de la main.

      Bientôt après, il se leva et se dirigea vivement et d’un air anxieux vers un long couloir qui aboutissait à l’appartement de l’aînée des princesses, et il y disparut.

      Les personnes qui étaient restées dans le salon à demi éclairé chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement, et jetaient des regards curieux et inquiets du côté de la porte, chaque fois qu’elle s’ouvrait pour livrer passage à ceux qui entraient chez le malade ou qui en sortaient.

      «Le terme est arrivé! Disait un vieux prêtre assis à côté d’une dame qui l’écoutait avec vénération… Le terme est arrivé! Aller plus loin est impossible!

      — N’est-ce pas trop tard pour l’extrême-onction? Demanda sa voisine, feignant de ne point savoir à quoi s’en tenir là-dessus.

      — C’est un bien grand sacrement,» répondit le serviteur de l’Église, et, passant doucement la main sur son front chauve, il ramena en avant quelques rares mèches de cheveux gris.

      «Qui était-ce donc? Le général en chef? Demandait-on à l’autre bout de la chambre… Comme il est encore jeune!

      — Et il est à la veille de ses soixante-dix ans!… On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…

      — J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois.»

      La seconde des nièces du comte Besoukhow venait de quitter son oncle. Elle avait les yeux rouges; elle alla s’asseoir à côté du docteur Lorrain, qui était gracieusement accoudé sous le portrait de l’impératrice Catherine.

      «Il fait véritablement beau, princesse, très beau, lui dit le médecin… on pourrait en vérité se croire à la campagne, bien qu’on soit à Moscou!

      — N’est-ce pas? Répondit la demoiselle avec un soupir… Me permettez-vous de lui donner à boire?»

      Le médecin parut réfléchir:

      «A-t-il pris la potion?

      — Oui.»

      Il regarda son «Bréguet»:

      «Prenez un verre d’eau cuite et mettez-y une pincée (faisant le geste de ses doigts fluets) de… de crème de tartre.

      «Che ne gonnais bas de gas où l’on reste en fie abrès le droisième goup, disait un médecin allemand à un aide de camp.

      — Quel homme robuste c’était! Répondit son interlocuteur… À qui reviennent toutes ses richesses? Ajouta-t-il tout bas.

      — Il se drouvera pien un amadeur,» reprit l’Allemand avec un gros sourire.

      La porte s’ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda: c’était la seconde princesse qui, après avoir préparé la tisane, entrait chez le malade.

      Le médecin allemand s’approcha de Lorrain.

      «Il bourra pien drainer engore jusqu’au madin.»

      Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste négatif avec son index:

      «Cette nuit au plus tard!» dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de si bien préciser la situation de l’agonisant.

      Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse aînée. Il y faisait presque nuit: deux petites lampes brûlaient devant les images, et il s’en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes formes l’encombraient, et l’on entrevoyait à demi cachées par un paravent les blanches couvertures d’un lit très élevé.

      Un petit chien aboya.

      «Ah! C’est vous, mon cousin!»

      Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si correctement lisses, qu’on aurait pu les croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.

      «Qu’y a-t-il? Dit-elle, vous m’avez effrayée!

      — Il n’y a rien. C’est toujours la même chose, mais je suis venu causer affaires avec toi, Catiche,» lui dit le prince.

      Et il s’assit avec lassitude dans le fauteuil qu’elle avait occupé.

      «Comme tu as chauffé ta chambre! Voyons, assieds-toi là, et causons.

      — Je croyais qu’il était arrivé quelque chose…»

      Et elle se mit en face de lui, toute prête à l’écouter avec son air impassible et dur.

      «J’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.

      — Eh bien, ma chère?» dit le prince Basile qui lui prit la main et qui ensuite l’abaissa graduellement, selon son habitude…

      Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des choses, car le cousin et la cousine s’étaient entendus sans rien se dire.

      La princesse, dont la taille était longue, sèche et disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête et sans expression, et les fixa sur lui; puis elle secoua la tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce mouvement pouvait s’interpréter de deux manières: c’était de la douleur et de la résignation, ou bien