avec nous! Mais que le bon Dieu vous bénisse, vous et votre capitale… Vous faites tuer Schmidt, un général que nous aimons tous, et vous vous félicitez de la victoire? On ne saurait rien inventer de plus irritant que cela! C’est comme un fait exprès, comme un fait exprès! Et puis, que vous remportiez effectivement un brillant succès, que l’archiduc Charles même en ait un de son côté, cela changerait-il quelque chose à la marche générale des affaires? Maintenant il est trop tard: Vienne est occupée par les troupes françaises!
— Comment, occupée? Vienne est occupée?
— Non seulement occupée, mais Bonaparte est à Schœnbrünn, et notre aimable comte Wrbna s’y rend pour prendre ses ordres.»
À cause de sa fatigue, des différentes impressions de son voyage et de sa réception par le ministre, à cause surtout de l’influence du dîner, Bolkonsky commençait à sentir confusément qu’il ne saisissait pas bien toute la gravité de ces nouvelles.
«Le comte Lichtenfeld, que j’ai vu ce matin, continua Bilibine, m’a montré une lettre pleine de détails sur une revue des Français à Vienne, sur le prince Murat et tout son tremblement. Vous voyez donc bien que votre victoire n’a rien de bien réjouissant et qu’on ne saurait vous recevoir en sauveur!
— Je vous assure que, pour ma part, j’y suis très indifférent, reprit le prince André, qui commençait à se rendre compte du peu de valeur de l’engagement de Krems, en comparaison d’un événement aussi important que l’occupation d’une capitale:
«Comment? Vienne est occupée? Comment, et la fameuse tête de pont, et le prince Auersperg, qui était chargé de la défense de Vienne?
— Le prince Auersperg est de notre côté, pour notre défense, et s’en acquitte assez mal, et Vienne est de l’autre côté; quant au pont, il n’est pas encore pris et ne le sera pas, je l’espère; il est miné, avec ordre de le faire sauter; sans cela nous serions déjà dans les montagnes de la Bohême et vous auriez passé, vous et votre armée, un vilain quart d’heure entre deux feux.
— Cela ne veut pourtant pas dire, reprit le prince André, que la campagne soit finie?
— Et moi, je crois qu’elle l’est. Nos gros bonnets d’ici le pensent également, sans oser le dire. Il arrivera ce que j’ai prédit dès le début. Ce n’est pas votre échauffourée de Diernstein, ce n’est pas la poudre qui tranchera la question, mais ce sont ceux qui l’ont inventée.»
Bilibine venait de répéter un de ses mots; il reprit au bout d’une seconde, en déplissant son front:
«Toute la question est dans le résultat de l’entrevue de l’empereur Alexandre avec le roi de Prusse à Berlin. Si la Prusse entre dans l’alliance, on force la main à l’Autriche, et il y aura guerre, sinon il n’y a plus qu’à s’entendre sur le lieu de réunion pour poser les préliminaires d’un nouveau Campo-Formio.
— Quel merveilleux génie et quel bonheur il a! S’écria le prince André, en frappant la table de son poing fermé.
— Bonaparte? Demanda interrogativement Bilibine, en replissant son front, c’était le signe avant-coureur d’un mot: Buonaparte? Continua-t-il en accentuant l’«u»; mais j’y pense, maintenant qu’il dicte de Schœnbrünn des lois à l’Autriche, il faut lui faire grâce de l’«u»! Je me décide à cette suppression et je rappellerai désormais Bonaparte, tout court.
— Voyons, sans plaisanterie, croyez-vous que la campagne soit terminée?
— Voici ce que je crois: l’Autriche, cette fois, a été le dindon de la farce; elle n’y est pas habituée et elle prendra sa revanche. Elle a été le dindon, premièrement: parce que les provinces sont ruinées (l’orthodoxe, vous le savez, est terrible pour le pillage), l’armée détruite, la capitale prise, et tout cela pour les beaux yeux de Sa Majesté de Sardaigne; et secondement, ceci, mon cher, entre nous, je sens d’instinct qu’on nous trompe, je flaire des rapports et des projets de paix avec la France, d’une paix secrète conclue séparément.
— C’est impossible, ce serait trop vilain.
— Qui vivra verra,» repartit Bilibine.
Et le prince André se retira dans la chambre qui lui avait été préparée.
Une fois étendu entre des draps bien blancs, la tête sur des oreillers parfumés et moelleux, le prince André sentit malgré lui que la bataille dont il avait apporté la nouvelle passait de plus en plus à l’état de vague souvenir. Il ne pensait plus qu’à l’alliance prussienne, à la trahison de l’Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, à la revue et à la réception de l’empereur François, pour le lendemain. Il ferma les yeux, et au même instant le bruit de la canonnade, de la fusillade et des roues éclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un à un le long des montagnes, il entendait le tir des Français, il était là avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour de lui, et son cœur tressaillait et s’emplissait d’une folle exubérance de vie, comme il n’en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il se réveilla en sursaut:
«Oui, oui, c’était bien cela!»
Et il se rendormit heureux, avec un sourire d’enfant, du profond sommeil de la jeunesse.
X
Le lendemain, il se réveilla tard, et, rassemblant ses idées, il se rappela tout d’abord qu’il devait se présenter le jour même à l’empereur François; et toutes les impressions de la veille, l’audience du ministre, la politesse exagérée de l’aide de camp, sa conversation avec Bilibine, traversèrent en foule son cerveau. Ayant endossé, pour se rendre au palais, la grande tenue qu’il n’avait pas portée depuis longtemps, gai et dispos, le bras en écharpe, il entra, en passant, chez son hôte, où se trouvaient déjà quatre jeunes diplomates, entre autres le prince Hippolyte Kouraguine, secrétaire à l’ambassade de Russie, que Bolkonsky connaissait.
Les trois autres, que Bilibine lui nomma, étaient des jeunes gens du monde, élégants, riches, aimant le plaisir, qui formaient ici, comme à Vienne, un cercle à part, dont il était la tête et qu’il appelait «les nôtres». Ce cercle, composé presque exclusivement de diplomates, avait ses intérêts en dehors de la guerre et de la politique. La vie du grand monde, leurs relations avec quelques femmes et leur service de chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces messieurs firent au prince André l’honneur très rare de le recevoir avec empressement, comme un des leurs. Par politesse et comme entrée en matière, ils daignèrent lui adresser quelques questions au sujet de l’armée et de la bataille, pour reprendre ensuite leur conversation vive et légère, pleine de gaies saillies et de critiques sans valeur.
«Et voici le bouquet! Dit l’un d’eux qui racontait la déconvenue d’un collègue: le chancelier lui assure à lui-même que sa nomination à Londres est un avancement, qu’il doit la considérer comme telle: vous représentez-vous sa figure à ces mots?
— Et moi, messieurs, je vous dénonce Kouraguine, le terrible Don Juan, qui profite du malheur d’autrui.»
Le prince Hippolyte était étalé dans un fauteuil à la Voltaire, les jambes jetées négligemment par-dessus les bras du fauteuil:
«Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en riant.
— Oh! Don Juan! Oh! Serpent! Dirent plusieurs voix.
— Vous ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit Bilibine, que toutes les atrocités commises par l’armée française, j’allais dire par l’armée russe, ne sont rien en comparaison des ravages causés par cet homme parmi nos dames.
— La femme est la compagne de l’homme,» dit le prince Hippolyte, en regardant ses pieds à travers son monocle.
Bilibine et «les nôtres» éclatèrent de rire, et le prince André put constater que cet Hippolyte dont il avait été, il faut l’avouer, presque jaloux, était