León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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      «Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un sentiment d’alliance, commença Hippolyte en regardant son auditoire avec assurance, sans exprimer… comme dans sa dernière note… vous comprenez… vous comprenez… Puis, si S. M. L’Empereur ne déroge pas aux principes, notre alliance… attendez, je n’ai pas fini…»

      Et saisissant la main du prince André:

      «Je suppose que l’intervention sera plus forte que la non-intervention et… on ne pourra pas imputer à fin de non-recevoir notre dépêche du 28 novembre; voilà comment tout cela finira…»

      Et il lâcha la main du prince André.

      «Démosthène, je te reconnais au caillou que tu as caché dans ta bouche d’or5,» s’écria Bilibine, qui, pour mieux témoigner sa satisfaction, semblait avoir fait descendre sur son front toute sa forêt de cheveux.

      Hippolyte, riant plus fort et plus haut que les autres, avait pourtant l’air de souffrir de ce rire forcé qui tordait en tous sens sa figure habituellement apathique.

      «Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon hôte et je tiens, autant qu’il est en mon pouvoir, à le faire jouir de tous les plaisirs de Brünn. Si nous étions à Vienne, ce serait bien plus facile, mais ici, dans ce vilain trou morave, je vous demande votre aide: il faut lui faire les honneurs de Brünn. Chargez-vous du théâtre, je me charge de la société. Quant à vous, Hippolyte, la question du beau sexe vous regarde.

      — Il faudra lui montrer la ravissante Amélie, s’écria un «des nôtres», en baisant le bout de ses doigts.

      — Oui, il faudra inspirer à ce sanguinaire soldat des sentiments plus humains, ajouta Bilibine.

      — Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos aimables dispositions à mon égard, objecta Bolkonsky, en regardant à sa montre, car il est temps que je sorte.

      — Où allez-vous donc?

      — Je me rends chez l’Empereur.

      — Oh! Oh! Alors au revoir, Bolkonsky!

      — Au revoir, prince; revenez dîner avec nous, nous nous chargerons de vous.

      — Écoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant dans l’antichambre, vous ferez bien, dans votre entrevue avec l’Empereur, de donner des éloges à l’intendance, pour sa manière de distribuer les vivres et de désigner les étapes.

      — Quand même je le voudrais, je ne le pourrais pas, répondit Bolkonsky.

      — Eh bien! Parlez pour deux, car il a la passion des audiences sans jamais trouver un mot à dire, comme vous le verrez.»

      XI

      Le prince André, placé sur le passage de l’Empereur, dans le groupe des officiers autrichiens, eut l’honneur d’attirer son regard et de recevoir un salut de sa longue tête. La cérémonie achevée, l’aide de camp de la veille vint poliment transmettre à Bolkonsky le désir de Sa Majesté de lui donner audience. L’empereur François le reçut debout au milieu de son cabinet, et le prince André fut frappé de son embarras: il rougissait à tout propos et semblait ne savoir comment s’exprimer: «Dites-moi à quel moment a commencé la bataille?» demanda-t-il avec précipitation.

      Le prince André, l’ayant satisfait sur ce point, se vit bientôt obligé de répondre à d’autres demandes tout aussi naïves.

      «Comment se porte Koutouzow? Quand a-t-il quitté Krems?…» etc.…

      L’Empereur paraissait n’avoir qu’un but: poser un certain nombre de questions; quant aux réponses, elles ne l’intéressaient guère.

      «À quelle heure la bataille a-t-elle commencé?

      — Je ne saurais préciser à Votre Majesté l’heure à laquelle la bataille s’est engagée sur le front des troupes, car à Diernstein, où je me trouvais, la première attaque a eu lieu à six heures du soir,» reprit vivement Bolkonsky.

      Il comptait présenter à l’Empereur une description exacte, qu’il tenait toute prête, de ce qu’il avait vu et appris.

      L’Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en souriant: «Combien de milles?

      — D’où et jusqu’où, sire?

      — De Diernstein à Krems?

      — Trois milles et demi, sire.

      — Les Français ont-ils quitté la rive gauche?

      — D’après les derniers rapports de nos espions, les derniers Français ont traversé la rivière la même nuit sur des radeaux.

      — Y a-t-il assez de fourrages à Krems?

      — Pas en quantité suffisante.»

      L’Empereur l’interrompit de nouveau:

      «À quelle heure a été tué le général Schmidt?

      — À sept heures, je crois.

      — À sept heures?… c’est bien triste, bien triste!»

      Là-dessus, l’ayant remercié, il le congédia. Le prince André sortit et se vit aussitôt entouré d’un grand nombre de courtisans; il n’y avait plus pour lui que phrases flatteuses et regards bienveillants, jusqu’à l’aide de camp, qui lui fit des reproches de ne pas s’être logé au palais et lui offrit même sa maison. Le ministre de la guerre le félicita pour la décoration de l’ordre de Marie-Thérèse de 3ème classe que l’Empereur venait de lui conférer; le chambellan de l’Impératrice l’engagea à passer chez Sa Majesté; l’archiduchesse désirait également le voir. Il ne savait à qui répondre et cherchait à rassembler ses idées, lorsque l’ambassadeur de Russie, lui touchant l’épaule, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre pour causer avec lui.

      En dépit des prévisions de Bilibine, la nouvelle qu’il avait apportée avait été reçue avec joie, et un Te Deum avait été commandé. Koutouzow venait d’être nommé grand-croix de Marie-Thérèse, et toute l’armée recevait des récompenses. Grâce aux invitations qui pleuvaient sur lui de tous côtés, le prince André fut obligé de consacrer toute sa matinée à des visites chez les hauts dignitaires autrichiens. Après les avoir terminées, vers cinq heures du soir, il retournait chez Bilibine, et composait, chemin faisant, la lettre qu’il voulait écrire à son père et dans laquelle il lui décrivait sa course à Brünn, lorsque devant le perron il aperçut une britchka plus d’à moitié remplie d’objets emballés, et Franz, le domestique de Bilibine, y introduisant avec effort une nouvelle malle.

      Le prince André, qui s’était arrêté en route chez un libraire pour y prendre quelques livres, s’était attardé.

      «Qu’est-ce que cela veut dire?

      — Ah! Excellence! S’écria Franz, nous allons plus loin: le scélérat est de nouveau sur nos talons.

      — Mais que se passe-t-il donc? Demanda le prince André au moment où Bilibine, dont le visage toujours calme trahissait cependant une certaine émotion, venait à sa rencontre.

      — Avouez que c’est charmant cette histoire du pont de Thabor!… Ils l’ont passé sans coup férir!»

      Le prince André écoutait sans comprendre.

      «Mais d’où venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers de fiacre?

      — Je viens de chez l’archiduc, et je n’y ai rien appris.

      — Et vous n’avez pas remarqué que chacun fait ses paquets?

      — Je n’ai rien vu! Mais enfin qu’y a-t-il donc? Reprit-il avec impatience.

      — Ce qu’il y a? Il y a que les Français ont passé le pont défendu par d’Auersperg, qui