Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp arriva aussitôt porteur du même ordre.
C’était le prince André. La première chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.
Des boulets volaient l’un après l’autre par-dessus sa tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son épine dorsale; mais la pensée seule qu’il pût avoir peur lui rendait tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pièces, il transmit l’ordre, et sur place. Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant des Français; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant les corps étendus de tous côtés.
«Il vient de nous arriver une autorité tout à l’heure, mais elle s’est sauvée bien vite: ce n’est pas comme Votre Noblesse,» dit un canonnier au prince André.
Ce dernier n’avait échangé aucune parole avec Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une licorne.
«Au revoir!» dit le prince André.
Et il tendit la main au capitaine.
«Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme!»
Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans qu’il sût pourquoi.
XX
Le vent était tombé; de sombres nuages qui se confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille; la lueur de deux incendies, d’autant plus visible que le soir était venu, se détachait sur ce fond. La canonnade allait s’affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite, s’entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de l’état-major, entre autres l’officier porteur de l’ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu’il eût été envoyé deux fois, n’était jamais parvenu jusqu’à lui. Tous, s’interrompant les uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu’il devait suivre, l’accablant de reproches et de critiques.
Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu’à la première parole qu’il aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi son émotion. Bien qu’il lui eût été enjoint d’abandonner les blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu’on les plaçât sur les canons. L’élégant officier d’infanterie qui, peu d’heures auparavant, s’était élancé hors de la hutte de Tonschine, était maintenant couché sur l’affût de la Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait également une petite place.
«Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je ne peux plus marcher!»
On voyait qu’il avait dû plus d’une fois faire inutilement la même demande, car sa voix était suppliante et timide:
«Au nom du ciel, ne me refusez pas!
— Placez-le, placez-le! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en s’adressant à son artilleur favori… – Où est l’officier blessé?
— On l’a enlevé, il est mort, répondit une voix.
— Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous; étends la capote, Antonow.»
Le junker, qui n’était autre que Rostow, grelottait du frisson de la fièvre; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce même canon d’où l’on venait d’enlever le mort. Le sang dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du junker.
«Êtes-vous blessé, mon ami? Lui demanda Tonschine.
— Non, je ne suis que contusionné.
— Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote?
— C’est l’officier, Votre Noblesse,» dit l’artilleur, en l’essuyant avec sa manche, comme pour s’excuser de cette tache sur une de ses pièces.
Les canons, poussés par l’infanterie, furent hissés à grand’peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de Gunthersdorf, ils s’y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre, qu’on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans l’obscurité. C’était une dernière tentative des Français, à laquelle nos soldats répondirent des maisons du village, dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et d’une rue détournée débouchèrent des soldats qui causaient bruyamment:
«Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils ne s’y frotteront plus!
— Es-tu sain et sauf, Pétrow?
— On n’y voit goutte, dit un autre… il fait noir comme dans un four… Frères, n’y a-t-il rien à boire?»
Les Français avaient été définitivement repoussés, et les canons de Tonschine s’éloignèrent en avant dans la profondeur de l’obscurité, entourés de la clameur confuse de l’infanterie.
On aurait dit un sombre et invisible fleuve s’écoulant dans la même direction, dont le grondement était représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette confusion s’élevaient, perçants et distincts, les gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles en une même et sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule mouvante: un cavalier monté sur un cheval blanc et accompagné d’une suite nombreuse venait de passer en jetant quelques mots:
«Qu’a-t-il dit? Où va-t-on? S’arrête-t-on? A-t-il remercié?»
Tandis que ces questions s’entrecroisaient, cette masse vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en avant par la résistance des premiers rangs, qui s’étaient arrêtés: l’ordre venait d’être donné de camper au milieu de cette route boueuse.
Les feux s’allumèrent et les conversations reprirent. Le capitaine Tonschine, après avoir pris ses dispositions, envoya un soldat à la recherche d’une ambulance ou d’un médecin pour le pauvre junker, et s’assit auprès du feu. Rostow se traîna près de lui: le frisson de la fièvre, causée par la souffrance, le froid et l’humidité, secouait tout son corps; un sommeil invincible s’emparait de lui, mais il ne pouvait s’y abandonner, à cause de la douleur et de l’angoisse que lui faisait éprouver son bras; tantôt il fermait les yeux, tantôt il regardait le feu, qui lui paraissait d’un rouge ardent, ou la petite personne trapue de Tonschine, qui, assis à la turque, le regardait avec une compassion sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de toute son âme il lui aurait porté secours, mais qu’il ne le pouvait pas.
De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de l’infanterie qui s’installait, des sabots des chevaux qui piétinaient dans la boue, et du bois que l’on fendait au loin.
Ce n’était plus le fleuve invisible qui grondait, c’était une mer houleuse et frissonnante après la tempête. Rostow voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait autour de lui. Un troupier s’approcha du feu, s’accroupit sur ses talons, avança les mains vers la flamme, et, se retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine:
«Vous permettez, Votre Noblesse?