les trois doigts à sa visière, plutôt comme un prêtre qui bénit que comme un militaire qui salue. Au lieu de balayer la plaine, comme elles y étaient destinées, les pièces de la batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village de Schöngraben, devant lequel fourmillaient les masses ennemies.
Personne n’avait indiqué à Tonschine où et avec quoi il devait tirer; mais, après avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko, qu’il tenait en haute estime, ils avaient décidé d’un commun accord qu’ils devaient chercher à incendier le village:
«C’est bien», dit Bagration, qui écouta le rapport de l’officier et examina à son tour le champ de bataille.
Du bas de la hauteur, où se trouvait le régiment de Kiew, montait le grondement prolongé et crépitant d’une fusillade; plus loin à droite, derrière les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui tournait notre flanc; à gauche, l’horizon était limité par une forêt.
Le prince Bagration ordonna à deux bataillons du centre d’aller renforcer l’aile droite: l’officier d’état-major se permit de faire remarquer au prince que dans ce cas les pièces resteraient à découvert. Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La réflexion était juste, il n’y avait rien à y répondre. À ce moment arriva au galop un aide de camp envoyé par le chef du régiment qui se battait sur les bords de la rivière. Il apportait la nouvelle que des masses énormes de Français s’avançaient par la plaine, que le régiment était dispersé et qu’il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince Bagration fit un signe d’assentiment et d’approbation. Il s’éloigna au pas vers la droite, en envoyant aux dragons l’ordre d’attaquer. Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que les dragons s’étaient déjà retirés de l’autre côté du ravin pour se mettre à l’abri du terrible feu de l’ennemi, éviter une inutile perte d’hommes et envoyer des tirailleurs sous bois.
«C’est bien», dit de nouveau Bagration en quittant la batterie. On entendait la fusillade dans la forêt; le flanc gauche étant trop éloigné pour que le général en chef pût y arriver à temps, il y dépêcha Gerkow pour dire au général commandant, celui-là même que nous avons vu à Braunau présenter son régiment à Koutouzow, de se retirer au plus vite derrière le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en état de tenir longtemps contre l’ennemi; de sorte que Tonschine fut oublié et resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.
Le prince André écoutait avec attention les observations échangées entre le prince Bagration et les différents chefs et les ordres qui s’ensuivaient.
Il fut très surpris de voir qu’en réalité le prince Bagration ne donnait aucun ordre, et cherchait tout bonnement à faire croire que ses intentions personnelles étaient en parfait accord avec ce qui était en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté de ses subordonnés, et des caprices du hasard. Et cependant, malgré la tournure que les événements prenaient en dehors de ses prévisions, le prince André s’avouait que sa conduite pleine de tact donnait à sa présence une grande valeur. Rien qu’à le voir, ceux qui l’approchaient avec des figures décomposées, sentaient le calme leur revenir; officiers et soldats le saluaient gaiement et, s’excitant les uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.
XVII
Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le bruit de la fusillade et où l’action se dérobait derrière l’épaisse fumée qui l’enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille était proche. Ils se croisaient avec des blessés; l’un d’eux, sans shako, la tête ensanglantée, soutenu sous les bras par deux soldats, rendait du sang à flots et râlait: la balle lui était sans doute entrée dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus effaré que souffrant, marchait résolument et agitait, sous l’impression encore toute fraîche de la douleur, sa main mutilée d’où le sang coulait à flots sur sa capote. Après avoir traversé la grande route, ils descendirent une pente escarpée sur laquelle gisaient quelques hommes; un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et en gesticulant, malgré la présence du général. À quelques pas de là on distinguait déjà dans la fumée les lignes des capotes grises, et un officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient en leur ordonnant de retourner sur leurs pas.
Le général en chef s’approcha des rangs d’où partaient à chaque instant des coups secs qui étouffaient le bourdonnement des voix et les cris des commandements; les figures animées des soldats étaient noires de poudre: les uns enfonçaient la baguette dans le fusil, les autres versaient la poudre dans le bassinet et tiraient les cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard, à travers le nuage de fumée épais et immobile dont l’atmosphère était imprégnée; à des intervalles rapprochés, des sons et des sifflements aigus, d’une nature particulière, chatouillaient désagréablement l’oreille: «Qu’est-ce donc? Se dit le prince André en approchant de cette cohue… Ce ne sont pas des tirailleurs, car ils sont en masse; ce n’est pas une attaque, puisqu’ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le carré?»
Le chef du régiment, vieux militaire à l’extérieur maigre et débile, dont les grandes paupières recouvraient presque entièrement les yeux, s’approcha du prince Bagration, et le reçut avec un sourire bienveillant, comme on reçoit un hôte qui vous est cher. Il lui expliqua que son régiment, attaqué par la cavalerie française, l’avait repoussée, mais en y perdant plus de la moitié de ses hommes. Il avait militairement qualifié d’attaque ce qui venait de se passer, quand, par le fait, il n’aurait pu lui-même se rendre un compte exact de l’état de ses troupes pendant cette dernière demi-heure, et dire positivement si l’attaque avait été repoussée, ou si son régiment avait été enfoncé. Il n’y avait dans tout cela de certain que la grêle de boulets et de grenades qui décimait ses hommes depuis qu’ils avaient commencé à s’engager au cri de: «Voilà la cavalerie!» Ce cri avait été le signal de la mêlée, et ils s’étaient mis à tirer, non plus sur la cavalerie, mais bien sur l’infanterie française qui avait paru dans le vallon.
Le prince Bagration approuva de la tête ce rapport, comme s’il contenait tout ce qu’il pouvait désirer et tout ce qu’il avait prévu, et, se tournant vers son aide de camp, il lui ordonna de faire descendre de la montagne les deux bataillons du 6ème chasseurs, qu’il venait d’y voir en passant.
En ce moment le prince André fut frappé du changement qui s’était produit sur la figure du général en chef: elle exprimait une décision ferme et satisfaite d’elle-même, celle d’un homme qui prend son dernier élan pour se jeter à l’eau par une chaude journée d’été. Ce regard vague et endormi, ce masque affecté des profondes combinaisons avaient disparu; ses yeux d’épervier, ronds et résolus, regardaient devant eux sans se fixer sur rien, avec une certaine exaltation dédaigneuse, tandis que ses mouvements conservaient leur lenteur et leur régularité habituelles.
Le chef de régiment le supplia de se retirer, car l’endroit était périlleux: «Au nom du ciel, Excellence, voyez donc!» et il montrait les balles qui sifflaient et crépitaient autour d’eux.
Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de remontrance qu’emploierait un charpentier qui, en voyant son seigneur manier la hache, lui dirait:
«Nous y sommes habitués nous autres, mais vous, vous vous ferez venir des durillons aux mains.»
Quant à lui, il semblait convaincu que ces balles le respecteraient, et ce fut en vain que l’officier d’état-major joignit ses instances aux siennes. Sans leur répondre, le prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de former les rangs pour faire place aux deux bataillons qui s’avançaient. Pendant qu’il parlait, on aurait cru qu’une main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de fumée qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigèrent vers la