León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris:

      «Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit être honnête et brave; s’il a volé son camarade, c’est qu’il n’a pas le sentiment de l’honneur, c’est qu’il est un misérable! Encore! Encore!…»

      Et les coups tombaient, et les cris continuaient.

      Un jeune officier qui venait de s’éloigner du coupable, et dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec étonnement l’aide de camp qui passait.

      Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à l’endroit même que les parlementaires avaient traversé le matin. Elles étaient si rapprochées, que les soldats pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se parler. Beaucoup de curieux, mêlés aux soldats, examinaient cet ennemi inconnu et étrange pour eux, et, quoiqu’on leur intimât sans cesse l’ordre de s’éloigner, ils semblaient cloués sur place. Nos soldats s’étaient bien vite lassés de ce spectacle: ils ne regardaient plus les Français, et passaient le temps de leur faction à échanger entre eux des lazzis sur les nouveaux arrivants.

      Le prince André s’arrêta pour considérer l’ennemi.

      «Vois donc, vois donc, – disait un soldat à son camarade en lui en désignant un autre qui s’était avancé sur la ligne et avait engagé une conversation vive et animée avec un grenadier français, – vois donc comme il en dégoise, le Français ne peut pas le rattraper.

      — Qu’en dis-tu, toi, Siderow?

      — Attends, laisse-moi écouter… Diable! Comme il y va,» répondit Siderow, qui passait pour savoir très bien le français.

      Ce soldat qu’ils admiraient tant était Dologhow; son capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, où était leur régiment.

      Encore, encore, – disait le capitaine en se penchant en avant, et en cherchant à ne pas perdre une seule de ces paroles qui étaient complètement inintelligibles pour lui: – Parlez, parlez plus vite!… que veut-il?»

      Dologhow, entraîné dans une chaude dispute avec le grenadier, ne lui répondit pas. Ils parlaient de la campagne; le Français, confondant les Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers s’étaient rendus et avaient fui à Ulm, tandis que Dologhow cherchait à lui prouver que les Russes avaient battu les Français et ne s’étaient pas rendus:

      «Si l’on nous ordonne de vous chasser d’ici, nous vous chasserons, continua-t-il.

      — Faites seulement bien attention, répondait le grenadier, qu’on ne vous emmène pas tous avec vos cosaques.»

      L’auditoire se mit à rire.

      «On vous fera danser comme du temps de Souvorow, reprit Dologhow.

      — Qu’est-ce qu’il chante? Demanda un Français.

      — Bah, de l’histoire ancienne! Répondit un autre, comprenant qu’il était question des guerres du temps passé.

      — L’Empereur va lui en faire voir à votre Souvara comme aux autres…

      — Bonaparte? Répliqua Dologhow, qui fut aussitôt interrompu par le Français irrité.

      — Il n’y a pas de Bonaparte, il y a l’Empereur, sacré nom!

      — Que le diable emporte votre Empereur!…»

      Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats, jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna en disant à son capitaine:

      «Allons-nous-en, Ivan Loukitch.

      — En voilà du français, dirent en riant les soldats; à ton tour, Siderow!…»

      Et Siderow, clignant de l’œil et s’adressant aux Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots sans suite, sans signification, tels que «cari, mata tafa, safi, muter casca», en tâchant de donner à sa voix des intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les soldats, un rire si franc, si joyeux, qu’il traversa la ligne et se communiqua aux Français; on aurait pu croire qu’il n’y avait plus qu’à décharger les fusils et à rentrer chacun chez soi: mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des maisons et des retranchements conservèrent leur aspect menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et braqués sur l’ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilité.

      XV

      Après avoir parcouru la ligne des troupes jusqu’au flanc gauche, le prince André monta à la batterie d’où, au dire de l’officier d’état-major, on découvrait tout le terrain. Il descendit de cheval et s’arrêta au bout de la batterie, au quatrième et dernier canon. L’artilleur de garde voulut lui présenter les armes, mais, au signe de l’officier, il reprit sa marche monotone et régulière. Derrière les bouches à feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux attachés au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. À gauche, non loin du dernier canon, s’élevait une petite hutte formée de branchages entrelacés, de l’intérieur de laquelle partaient les voix animées de plusieurs officiers.

      On apercevait en effet de cette batterie la presque totalité des troupes russes et la plus grande partie de celles de l’ennemi. Sur une colline, juste en face, se dessinait à l’horizon le village de Schöngraben; à droite et à gauche, on distinguait, à trois endroits différents, au milieu de la fumée de leurs feux, les troupes françaises, dont le plus grand nombre était massé dans le village et derrière la montagne. À gauche des maisons, à travers les nuages de fumée, on entrevoyait confusément une masse sombre, qui paraissait être une batterie, mais dont, à l’œil nu, on ne pouvait se rendre compte. Notre flanc droit s’étendait sur une hauteur assez élevée, dominant l’ennemi, et occupée par l’infanterie et par les dragons, qu’on apercevait distinctement sur le bord du plateau. Du centre, où se trouvaient en ce moment la batterie de Tonschine et le prince André, partait un chemin en pente douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours nous séparait de Schöngraben. Sur la gauche, nos troupes occupaient tout l’espace jusqu’aux forêts, dont la lisière était éclairée au loin par les feux qu’y avait allumés notre infanterie. Le développement de la ligne de l’ennemi était plus grand que le nôtre, et il était évident qu’il pouvait nous tourner des deux côtés. Un ravin à pic longeait les derrières de nos positions, et rendait difficile la retraite de la cavalerie et de l’artillerie. Le prince André, appuyé contre un canon, marqua à la hâte, sur une feuille arrachée à son calepin, la position de nos troupes, en y indiquant deux endroits qu’il comptait signaler à l’attention de Bagration, pour lui proposer, d’abord de réunir toute l’artillerie au centre, et en second lieu de faire passer l’infanterie de l’autre côté du ravin. Le prince André, qui avait été, depuis le commencement de la campagne, constamment attaché au général en chef, était habitué à se rendre compte des mouvements des masses et des dispositions générales à prendre. Ayant beaucoup étudié les relations historiques des batailles, il ne saisissait, dans l’engagement qui se préparait, que les traits principaux, et pensait involontairement aux conséquences qu’ils exerceraient sur l’ensemble des opérations. «Si l’ennemi dirige l’attaque sur le flanc droit, se disait-il, les régiments de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie devront défendre leurs positions jusqu’au moment d’être renforcés par les réserves du centre, et dans ce cas les dragons peuvent les prendre en travers et les culbuter. Si on attaque le centre, qui est d’ailleurs à couvert de la grande batterie, nous concentrons le flanc gauche sur cette hauteur, et nous nous replions, en nous échelonnant jusqu’au ravin.» Pendant qu’il était absorbé dans ses réflexions, il continuait à entendre, sans prêter toutefois la moindre attention à leurs paroles, les voix des officiers qui étaient dans la hutte. Une d’elles cependant le frappa tout à coup par la sincérité de son accent, et malgré lui il se