Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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le reprendre». Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d’ailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui, puisque Odette lui écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, c’était lui, Swann, l’homme à qui elle attachait de l’importance et pour qui elle avait congédié l’autre. Et pourtant, s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n’avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: «J’ai bien fait d’ouvrir, c’était mon oncle»? si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu ne pas ouvrir? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d’un incident qu’il n’aurait jamais cru possible de connaître, un peu de la vie d’Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter chaque jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l’ignorance où il était de l’emploi des journées d’Odette et la paresse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorance par l’imagination. Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie d’Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait amené à supposer qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n’étaient que le souvenir, la perpétuation d’une souffrance qui lui était venue du dehors.

      Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu’elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l’eût cruellement blessé. Et comment n’aurait-il pas été misanthrope, quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie, plus encore que n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il avait d’abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait.

      Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou; or, lui, Swann, n’y était pas invité.

      Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s’écria:

      – Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune dans l’obscurité pour mieux voir s’éclairer les choses.

      Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fît inviter, et apaiser dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à Swann:

      – Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas? tâchant par l’amabilité du regard et la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici:

      – À demain à Chatou, à après-demain chez moi.»

      M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.

      – Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville.

      – Oui, Madame, répondit Odette.

      – Comment, mais je croyais que je vous reconduisais, s’écria Swann, disant sans dissimulation les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il était.

      – Mais Mme Verdurin m’a demandé…

      – Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l’avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.

      – Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame.

      – Eh bien! vous la lui écrirez…

      – Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

      Il essaya de sourire, mais il avait l’air atterré.

      – As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l’air de dire: vous m’appartenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra.

      Et elle ajouta encore un instant après, avec colère:

      – Non, mais voyez-vous, cette sale bête! employant sans s’en rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier – comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir – les mots qu’arrachent les derniers sursauts d’un animal inoffensif qui agonise au paysan qui est en train de l’écraser.

      Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann s’avança, son cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas arrivé de malheur.

      Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu’il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.

      Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. «D’abord cette idée d’aller à Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique! Vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche!»

      Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. «Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns