Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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t’assure que nous n’avions pas du tout l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé de tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mère, m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que, quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularités de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l’avait vue, une personne définie, avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s’approcher d’elle, le geste de la saluer.

      Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré dans le Paris social une certaine famille, comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir avec Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père; et s’ils avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi, c’était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une quantité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.

      Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris relativement à Mme Swann. «Il paraît qu’elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic tac d’horloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah! c’est une personne très croyante!» J’étais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:

      – Qu’est-ce que vous avez?

      Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti dans le nom de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de l’entresol paraissaient conscientes d’être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres qu’aux regards de Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me postais à l’entrée de la rue Duphot; on m’avait dit qu’on pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de l’humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire inopinément l’apparition surnaturelle.

      Mais le plus souvent – quand je ne devais pas voir Gilberte – comme j’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans l’allée «des Acacias», autour du grand Lac, et dans l’allée de la «Reine Marguerite», je dirigeais Françoise du côté du Bois de Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés des flores diverses et des paysages opposés; où, après une colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits mondes divers et clos – faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête, quelque promeneuse rapide – il était le jardin des femmes; et – comme l’allée de Myrtes de l’Énéide – plantée pour elles d’arbres d’une seule essence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se jette dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la singularité d’une puissante et molle individualité végétale; puis, quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et mièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux; enfin jusqu’à leur nom féminin, désoeuvré et doux, me faisaient battre le coeur mais d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien qu’elles n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était qu’une sorte d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau – dans l’ordre des élégances féminines – était régi par des lois occultes à la connaissance desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d’un chef-d’oeuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c’est Mme Swann que je voulais voir, et j’attendais qu’elle passât, ému comme si ç’avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra, qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.

      J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des mérites esthétiques et des grandeurs mondaines, quand j’apercevais Mme Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant d’un clin d’oeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne