Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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d’un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de lui, vers qui elles crispaient leurs doigts d’or. À mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs rouges, peut-être une variété d’oeillet. Les différentes parties du Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des verdures, se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l’entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa moelleuse plate-forme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres; l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, mais par un désir. Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d’oeuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin, qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleur d’émeraude, où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et, quand ils n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme le soleil et la lune dans la Création de Michel-Ange. Mais forcés depuis tant d’années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la femme, ils m’évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée qu’au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de la saison; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux où des chefs-d’oeuvre d’élégance féminine se réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs d’une époque historique, dans des oeuvres d’art, dans un petit temple à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles palmées d’or. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir de revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les yeux, au moment où l’énorme cocher de Mme Swann, surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas! il n’y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps, pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu’ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec Mme Swann dans l’allée de la Reine Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je n’avais plus de croyance à y introduire pour leur donner la consistance, l’unité, l’existence; elles passaient éparses devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer. C’étaient des femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaît une croyance, il lui survit – et de plus en plus vivace, pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses nouvelles – un attachement fétichiste aux anciennes qu’elle avait animées, comme si c’était en elles et non en nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des dieux.

      Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages? je suis sans doute déjà trop vieux – mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous ces arbres, si rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu’ils encadraient d’exquis. Quelle horreur! Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière ou d’un potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau que dépassait une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je même pu leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d’un simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s’écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l’air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de cette femme, qu’avaient dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre close la neige tomber. D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les toilettes fussent les mêmes qu’en ces années-là. À cause de la solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mme Swann (l’année d’après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre, pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais. Hélas! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs, émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne rentrerait qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes,