apparition ou au succès de leur reprise, elle les considérait, interprétés par elle, comme des chefs-d’oeuvre de musée qu’il pouvait être instructif de remettre sous les yeux de la génération qui l’y avait admirée, ou de celle qui ne l’y avait pas vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pièces qui n’étaient destinées qu’à faire passer le temps d’une soirée, Phèdre, dont le titre n’était pas plus long que les leurs et n’était pas imprimé en caractères différents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d’une maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment d’aller à table, vous dit au milieu des noms d’invités qui ne sont que des invités, et sur le même ton qu’elle a cité les autres: M. Anatole France.
Le médecin qui me soignait – celui qui m’avait défendu tout voyage – déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre; j’en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j’aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m’arrêter si ce que j’avais attendu d’une telle représentation eût été seulement un plaisir qu’en somme une souffrance ultérieure peut annuler, par compensation. Mais – de même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j’avais tant désirés – ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir: des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j’aurais pendant le spectacle m’apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités; et c’était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu’une fois la représentation finie, afin qu’il ne fût pas par eux compromis et faussé. J’implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d’aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade: «On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous», cherchant toutes les intonations qu’on pouvait y mettre, afin de mieux mesurer l’inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte – dans la plaquette retrouvée par Gilberte – qui me revenaient à l’esprit: «Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire», la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement allumé, trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers allaient décider s’il enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invisible. Et les yeux fixés sur l’image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m’opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère – bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois – m’eût dit: «Eh bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller»; quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n’ayant plus à m’occuper qu’elle cessât d’être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d’autres raisons que la défense de mes parents n’auraient pas dû m’y faire renoncer. D’abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l’idée de leur faire de la peine m’en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. «J’aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger», dis-je à ma mère qui, au contraire, s’efforçait de m’ôter cette arrière-pensée qu’elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j’aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d’obligation d’avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu’y retournerait Gilberte? À toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l’emporter, l’idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la balance, «sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées», dans l’autre, «pâleur janséniste, mythe solaire»; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s’obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j’avais maintenant opté pour le théâtre, ce n’eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C’eût été pour abréger ma souffrance, et non plus dans l’espoir d’un bénéfice intellectuel et en cédant à l’attrait de la perfection que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l’implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d’aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d’attendre dans l’impatience et dans la joie cette «matinée»: étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j’avais vu, toute humide encore, l’affiche détaillée de Phèdre qu’on venait de coller pour la première fois (et où, à vrai dire, le reste de la distribution ne m’apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l’un des buts entre lesquels oscillait mon indécision une forme plus concrète et – comme l’affiche était datée non du jour où je la lisais mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l’heure même du lever du rideau – presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma, assis à ma place; et de peur que mes parents n’eussent plus le temps d’en trouver deux bonnes pour ma grand’mère et pour moi, je ne fis qu’un bond jusqu’à la maison, cinglé que j’étais par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée «pâleur janséniste» et «mythe solaire»: «les dames ne seront pas reçues à l’orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures».
Hélas! cette première matinée fut une grande déception. Mon père nous proposa de nous déposer ma grand’mère et moi au théâtre, en se rendant à sa Commission. Avant de quitter la maison, il dit à ma mère: «Tâche d’avoir un bon dîner; tu te rappelles que je dois ramener de Norpois?» Ma mère ne l’avait pas oublié. Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du boeuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son oeuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage comme l’auteur du Tombeau des Médicis dans les carrières de Pietraganta. Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose, ce qu’elle appelait du jambon de New-York. Croyant la langue moins riche qu’elle n’est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu’elle avait entendu parler de jambon d’York avait-elle cru – trouvant d’une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu’il pût exister à la fois York et New York – qu’elle avait mal entendu et qu’on aurait voulu dire le nom qu’elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d’York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de: New qu’elle prononçait Nev’. Et c’est de la meilleure