báñez
Les quatre cavaliers de l'apocalypse
I
DE BUENOS-AIRES A PARIS
Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune «peintre d'âmes», comme on l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de l'Étoile, – beaucoup plus célèbre toutefois pour la grâce avec laquelle il dansait le tango que pour la sûreté de son dessin et pour la richesse de sa palette, – s'embarqua à Buenos-Aires sur le Kœnig Frederic-August, paquebot de Hambourg, afin de rentrer à Paris.
Lorsque le paquebot s'éloigna de la terre, le monde était parfaitement tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les métis s'exterminaient entre eux, pour empêcher les gens de s'imaginer que l'homme est un animal dont la paix détruit les instincts combatifs. Mais sur tout le reste de la planète les peuples montraient une sagesse exemplaire. Dans le transatlantique même, les passagers, de nationalités très diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'être un fragment de la civilisation future offert comme échantillon à l'époque présente, une ébauche de cette société idéale où il n'y aurait plus ni frontières, ni antagonismes de races.
Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le choral de Luther, éveilla les dormeurs des cabines de première classe par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux, croyant vivre encore dans les hallucinations du rêve. Les cuivres allemands mugissaient la Marseillaise dans les couloirs et sur les ponts. Le garçon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui expliqua cette étrange chose. C'était le 14 juillet, et les paquebots allemands avaient coutume de célébrer comme des fêtes allemandes les grandes fêtes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des passagers. La république la plus insignifiante voyait le navire pavoisé en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux à accomplir les rites de cette religion du pavillon et de la commémoration historique. Au surplus, c'était une distraction qui aidait les passagers à tromper l'ennui de la traversée et qui servait à la propagande germanique.
Tandis que les musiciens promenaient aux divers étages du navire une Marseillaise galopante, suante et mal peignée, les groupes les plus matineux commentaient l'événement.
– Quelle délicate attention, disaient les dames sud-américaines. Ces Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!
Ce jour-là, les Français peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot grandirent démesurément dans la considération des autres voyageurs. Ils n'étaient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses succursales d'Amérique, et deux demoiselles qui faisaient la commission pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez retroussé, qui se tenaient à distance et qui ne se permettaient jamais la moindre familiarité avec les autres passagers, beaucoup moins bien élevés qu'elles. Le soir, il y eut un dîner de gala. Au fond de la salle à manger, le drapeau français et celui de l'empire formaient une magnifique et absurde décoration. Tous les Allemands avaient endossé le frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs épaules. Les livrées des domestiques étaient celles des grandes fêtes. Au dessert, un couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait à ses fonctions nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit à débiter un chapelet de paroles qui ressemblaient à des grincements de portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques bribes de ce discours. L'orateur répétait à chaque instant les mots «paix» et «amis». Un Allemand courtier de commerce, assis à table près du peintre, s'offrit à celui-ci comme interprète, avec l'obséquiosité habituelle des gens qui vivent de réclame, et il donna à son voisin des explications plus précises.
– Le commandant demande à Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et la France, et il espère que les relations des deux peuples deviendront de plus en plus amicales.
Un autre orateur se leva, toujours à la table que présidait le marin. C'était le plus considérable des passagers allemands, un riche industriel de Dusseldorff, nommé Erckmann, qui faisait de grosses affaires avec la République Argentine. Jamais on ne l'appelait par son nom. Il avait le titre de «Conseiller de Commerce», et, pour ses compatriotes, il était Herr Commerzienrath, comme son épouse était Frau Rath. Mais ses intimes l'appelaient aussi «le Capitaine»: car il commandait une compagnie de landsturm. Erckmann se montrait beaucoup plus fier encore du second titre que du premier, et, dès le début de la traversée, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il parlait, le peintre examinait cette petite tête et cette robuste poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il souriait de ces moustaches cirées dont les pointes se dressaient d'un air menaçant. Le Conseiller avait une voix sèche et tranchante qui semblait asséner les paroles: c'était sans doute de ce ton que l'empereur débitait ses harangues. Par instinctive imitation des traîneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une épée invisible.
Aux premières paroles, malgré la fière attitude et le ton impératif de l'orateur, tous les Allemands éclatèrent de rire, en hommes qui savent apprécier la condescendance d'un Herr Commerzienrath lorsqu'il daigne divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.
– Il dit des choses très amusantes, expliqua encore l'interprète à voix basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Français.
Mais bientôt les auditeurs tudesques cessèrent de rire: le Commerzienrath avait abandonné la grandiose et lourde ironie de son exorde et développait la partie sérieuse de son discours. Selon lui, les Français étaient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de prévoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!..
Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère politique.
– Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun… contre un ennemi commun…
Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur de la France.
– Hoch! s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses soldats de la réserve.
Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout, répondit par un Hoch! qui ressemblait à un rugissement, tandis que la musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la Marseillaise.
Jules était de nationalité argentine1, mais il portait un nom français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent, et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada qu'il assistait à un mémorable événement historique.
– C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui l'Allemagne a été vraiment courtoise.
Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la présence de madame la Conseillère. Le capitaine de landsturm jouait un poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks, mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière: elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur, obtenue