Emile Zola

Lourdes


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la passion emportait, toujours prêt à lutter et à vaincre, pour la pure gloire de la Vierge. Sous la pèlerine noire à grand capuchon, coiffé du chapeau velu aux larges ailes, il resplendissait de cette continuelle ardeur du combat.

      Tout de suite, il avait tiré de sa poche la boîte d'argent des Saintes Huiles. Et la cérémonie commença, au milieu des derniers claquements de portières, dans le galop des pèlerins attardés; tandis que le chef de gare, inquiet, consultait l'horloge du regard, voyant bien qu'il lui faudrait accorder quelques minutes de grâce.

      – Credo in unum Deum… murmurait vivement le père.

      – Amen, répondirent sœur Hyacinthe et tout le wagon.

      Ceux qui avaient pu s'étaient agenouillés sur les banquettes. Les autres joignaient les mains, multipliaient les signes de croix; et quand, au balbutiement des prières, succédèrent les litanies du rituel, les voix s'élevèrent, un ardent désir vola avec les Kyrie eleison, pour la rémission des péchés, la guérison physique et spirituelle de l'homme. Que toute sa vie, qu'on ignorait, lui fût pardonnée, et qu'il entrât, inconnu et triomphant, dans le royaume de Dieu!

      – Christe, exaudi nos.

      – Ora pro nobis, sancta Dei Genitrix.

      Le père Massias avait sorti l'aiguille d'argent, à laquelle tremblait une goutte d'huile sainte. Il ne pouvait, dans la bousculade, dans l'attente de tout le train, où les gens surpris mettaient la tête aux portières, songer à faire les onctions d'usage sur les organes divers des sens, ces portes qui laissent entrer le mal. Comme la règle l'autorisait, lorsque le cas était pressant, il devait se contenter d'une onction unique; et il la fit sur la bouche, sur cette bouche livide, entr'ouverte, d'où s'exhalait à peine un petit souffle, pendant que la face, aux paupières closes, semblait déjà comme effacée, rentrée dans la cendre de la terre.

      – Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per visum, auditum, odoratum, gustum, tactum, deliquisti.

      Le reste de la cérémonie fut perdu, bousculé et emporté dans le départ. Le père eut à peine le temps d'essuyer la goutte avec le petit morceau d'ouate, que sœur Hyacinthe tenait tout prêt. Et il dut quitter le wagon, regagner le sien au plus vite, en remettant en ordre la boîte des Saintes Huiles, pendant que les assistants achevaient l'oraison finale.

      – Nous ne pouvons attendre davantage, c'est impossible! répétait le chef de gare hors de lui. Voyons, voyons, qu'on se dépêche!

      Enfin, on allait se remettre en marche. Tout le monde se rasseyait, rentrait dans son coin. Madame de Jonquière, que l'état de la Grivotte continuait à tourmenter, avait changé de place, se rapprochant d'elle, en face de M. Sabathier, qui attendait, résigné et silencieux. Sœur Hyacinthe, elle, n'était pas revenue dans son compartiment, décidée à rester près de l'homme, pour le veiller et l'assister; d'autant plus que, là aussi, elle était plus à portée pour soigner le frère Isidore, dont Marthe ne savait comment soulager la crise. Et Marie, pâlissante, sentait déjà, au fond de sa triste chair, les cahots du train, avant même qu'il eût repris sa course sous le soleil de plomb, charriant sa charge de malades, dans l'étouffement et l'empoisonnement des wagons surchauffés.

      Il y eut un grand coup de sifflet, la machine souffla, et sœur Hyacinthe se leva pour dire:

      – Le Magnificat, mes enfants!

      IV

      Comme le train s'ébranlait, la portière se rouvrit, et un employé poussa une fillette de quatorze ans, dans le compartiment où étaient Marie et Pierre.

      – Tenez! il y a une place, dépêchez-vous!

      Déjà, les faces s'allongeaient, on allait protester. Mais sœur Hyacinthe s'était écriée:

      – Comment! c'est vous, Sophie! Vous revenez donc voir la sainte Vierge qui vous a guérie, l'année dernière?

      Et madame de Jonquière disait en même temps:

      – Ah! ma petite amie Sophie, c'est très bien, d'avoir de la reconnaissance!

      – Mais oui, ma sœur! mais oui, madame! répondit gentiment la fillette.

      D'ailleurs, la portière s'était refermée, et il fallait bien accepter cette nouvelle pèlerine, comme tombée du ciel, au moment où partait le train, qu'elle avait failli manquer. Elle était mince, elle ne tiendrait pas beaucoup de place. Puis, ces dames la connaissaient, tous les yeux des malades s'étaient fixés sur elle, en entendant dire que la sainte Vierge l'avait guérie. Mais on était sorti de la gare, la machine soufflait dans le branle croissant des roues, et sœur Hyacinthe répéta, en tapant dans ses mains:

      – Allons, allons, mes enfants, le Magnificat!

      Pendant que le chant d'allégresse montait au milieu des secousses, Pierre regardait Sophie. C'était visiblement une petite paysanne, une fille de cultivateurs pauvres des environs de Poitiers, que ses parents gâtaient et traitaient en demoiselle, depuis qu'elle était une miraculée, une élue, que les curés de l'arrondissement venaient voir. Elle avait un chapeau de paille, avec des rubans roses, une robe de laine grise, garnie d'un volant. Et sa figure ronde n'était pas jolie, mais aimable, très fraîche, éclairée par de clairs yeux futés, qui lui donnaient un air souriant et modeste.

      Lorsqu'on eut fini le Magnificat, Pierre ne put résister au désir de questionner Sophie. Une enfant de cet âge, d'une apparence si candide, et qui ne semblait pas être une menteuse, cela l'intéressait vivement.

      – Alors, mon enfant, vous avez failli manquer le train?

      – Oh! monsieur l'abbé, j'en aurais été bien confuse… J'étais à la gare depuis midi. Et voilà que j'ai aperçu monsieur le curé de Sainte-Radegonde, qui me connaît bien et qui m'a appelée pour m'embrasser, en me disant que j'étais une bonne petite fille, de retourner à Lourdes. Alors, il paraît que le train partait, et je n'ai eu que le temps de courir… Oh! j'ai couru!

      Elle riait, encore un peu essoufflée, avec le repentir pourtant d'avoir été sur le point de commettre une faute d'étourderie.

      – Et comment vous appelez-vous, mon enfant?

      – Sophie Couteau, monsieur l'abbé.

      – Vous n'êtes pas de Poitiers même?

      – Non, bien sûr… Nous sommes de Vivonne, à sept kilomètres. Mon père et ma mère ont un peu de biens; et ça n'irait tout de même pas mal, s'il n'y avait pas huit enfants, à la maison… Moi, je suis la cinquième. Heureusement que les quatre premiers commencent à travailler.

      – Et vous, mon enfant, qu'est-ce que vous faites?

      – Moi, oh! monsieur l'abbé, je ne suis pas de grand secours… Depuis l'année dernière, depuis que je suis rentrée guérie, on ne m'a pas laissé un jour tranquille, parce que, vous comprenez, on est venu me voir, on m'a menée chez monseigneur, et puis dans les couvents, et puis partout… Et, avant ça, j'ai été longtemps malade, je ne pouvais marcher sans un bâton, je criais à chaque pas, tant mon pied me faisait du mal.

      – Alors, c'est d'un mal au pied que la sainte Vierge vous a guérie?

      Sophie n'eut pas le temps de répondre. Sœur Hyacinthe, qui écoutait, intervint.

      – D'une carie des os du talon gauche, datant de trois ans. Le pied était gonflé, déformé, et il y avait des fistules donnant issue à une suppuration continuelle.

      Du coup, tous les malades du wagon commencèrent à se passionner. Ils ne quittaient plus des yeux la miraculée, ils cherchaient en elle le prodige. Ceux qui pouvaient se mettre debout, se levaient pour la mieux voir; et les autres, les infirmes allongés sur des matelas, tâchaient de se hausser et de tourner la tête. Dans la souffrance qui venait de les reprendre, au départ de Poitiers, terrifiés par les quinze heures qu'ils avaient à rouler encore, l'arrivée brusque de cette enfant, élue par le ciel, était comme un soulagement divin, le rayon d'espoir où ils puiseraient la force d'aller jusqu'au bout du voyage. Déjà, les plaintes cessaient