Emile Zola

Lourdes


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demandez-lui de tout nous dire… Guérie, mon Dieu! guérie d'un mal si affreux!

      Madame de Jonquière, émue, s'était penchée pour embrasser l'enfant, par-dessus la cloison.

      – Certainement, notre petite amie va nous dire… N'est-ce pas, ma mignonne, que vous allez nous raconter ce que la sainte Vierge a fait pour vous?

      – Oh! bien sûr, madame… Tant que vous voudrez.

      Et elle avait son air souriant et modeste, avec ses yeux luisant d'intelligence. Tout de suite, elle voulut commencer, en levant sa main droite en l'air, dans un geste gentil qui commandait l'attention. Évidemment, elle avait pris déjà l'habitude du public.

      Mais on ne la voyait pas de toutes les places du wagon, et sœur Hyacinthe eut une idée.

      – Montez sur la banquette, Sophie, et parlez un peu fort, à cause du bruit.

      Cela l'amusa, elle dut retrouver son sérieux pour commencer.

      – Alors, comme ça, mon pied était perdu, je ne pouvais seulement plus me rendre à l'église, et il fallait toujours l'envelopper dans du linge, parce qu'il coulait des choses qui n'étaient guère propres… Monsieur Rivoire, le médecin, qui avait fait une coupure, pour voir dedans, disait qu'il serait forcé d'enlever un morceau de l'os, ce qui m'aurait sûrement rendue boiteuse… Et, alors, après avoir bien prié la sainte Vierge, je suis allée tremper mon pied dans l'eau, avec une si bonne envie de guérir, que je n'ai pas même pris le temps d'enlever le linge… Et, alors, tout est resté dans l'eau, mon pied n'avait plus rien du tout, quand je l'ai sorti.

      Un murmure s'éleva et courut, fait de surprise, d'émerveillement et de désir, à ce beau conte prodigieux, si doux aux désespérés. Mais la petite n'avait pas fini. Elle prit un temps, puis termina, avec un nouveau geste, les deux bras un peu écartés.

      – À Vivonne, quand monsieur Rivoire a revu mon pied, il a dit: «Que ce soit le bon Dieu ou le diable qui ait guéri cette enfant, ça m'est égal; mais la vérité est qu'elle est guérie.»

      Cette fois, des rires éclatèrent. Elle récitait trop, ayant tant de fois répété son histoire, qu'elle la savait par cœur. Le mot du médecin était d'un effet sûr, elle en riait elle-même d'avance, certaine qu'on allait rire. Et elle restait ingénue et touchante.

      Cependant, elle devait avoir oublié un détail, car sœur Hyacinthe, qui avait annoncé d'un coup d'œil à l'auditoire le mot du docteur, lui souffla doucement:

      – Sophie, et votre mot à madame la comtesse, la directrice de votre salle?

      – Ah! oui… Je n'avais pas emporté beaucoup de linge, pour mon pied; et je lui ai dit: «La sainte Vierge a été bien bonne de me guérir le premier jour, car le lendemain ma provision allait être épuisée.»

      De nouveau, ce fut une joie. On la trouvait si gentille, d'avoir été guérie ainsi! Elle dut encore, sur une question de madame de Jonquière, raconter l'histoire des bottines, de belles bottines toutes neuves, que madame la comtesse lui avait données, et avec lesquelles, ravie, elle avait couru, sauté, dansé. Songez donc! des bottines, elle qui, depuis trois ans, ne pouvait pas mettre une pantoufle!

      Devenu grave, pâli par le sourd malaise qui l'envahissait, Pierre continuait à la regarder. Et il lui adressa d'autres questions. Elle ne mentait décidément pas, il soupçonnait seulement en elle une lente déformation de la vérité, un embellissement bien inexplicable, dans sa joie d'avoir été soulagée et d'être devenue une petite personne d'importance. Qui savait, maintenant, si la prétendue cicatrisation instantanée, complète, en quelques secondes, n'avait pas mis des jours à se produire? Où étaient les témoins?

      – J'étais là, racontait justement madame de Jonquière. Elle ne se trouvait pas dans ma salle, mais je l'avais rencontrée, le matin même, qui boitait…

      Vivement, Pierre l'interrompit.

      – Ah! vous avez vu son pied, avant et après l'immersion?

      – Non, non, je ne crois pas que personne ait pu le voir, car il était enveloppé de compresses… Elle vous a dit elle-même que les compresses étaient tombées dans la piscine…

      Et, se tournant vers l'enfant:

      – Mais elle va vous le montrer, son pied… N'est-ce pas, Sophie? Défaites votre soulier.

      Celle-ci, déjà, ôtait son soulier, retirait son bas, avec une promptitude et une aisance qui montraient la grande habitude qu'elle en avait prise. Et elle allongea son pied, très propre, très blanc, soigné même, avec des ongles roses bien coupés, le tournant d'un air de complaisance, pour que le prêtre pût l'examiner commodément. Il y avait là, au-dessous de la cheville, une longue cicatrice dont la couture blanchâtre, très nette, témoignait de la gravité du mal.

      – Oh! monsieur l'abbé, prenez le talon, serrez-le de toutes vos forces: je ne sens plus rien!

      Pierre eut un geste, et l'on put croire que le pouvoir de la sainte Vierge le ravissait. Il restait inquiet dans son doute. Quelle force ignorée avait agi? ou plutôt quel faux diagnostic du médecin, quel concours d'erreurs et d'exagérations avaient abouti à ce beau conte?

      Mais les malades voulaient tous voir le pied miraculeux, cette preuve visible de la guérison divine, qu'ils allaient tous chercher. Et ce fut Marie, la première, qui le toucha, assise sur son séant, souffrant déjà moins. Puis, madame Maze, tirée de sa mélancolie, le passa à madame Vincent, qui l'aurait baisé, pour l'espoir qu'il lui rendait. M. Sabathier avait écouté, d'un air béat; madame Vêtu, la Grivotte, le frère Isidore lui-même rouvraient les yeux, s'intéressaient; et la face d'Élise Rouquet était devenue extraordinaire, transfigurée par la foi, presque belle: une plaie ainsi disparue, n'était-ce pas sa plaie à elle fermée, effacée, son visage ne gardant qu'une faible cicatrice, redevenant le visage de tout le monde? Sophie, toujours debout, devait se tenir à une des tringles de fer et poser son pied sur le bord de la cloison, à gauche, à droite, sans se lasser, très heureuse et très fière des exclamations qu'on poussait, de l'admiration frémissante et du religieux respect qu'on témoignait à ce petit bout de sa personne, à ce petit pied qui était comme sacré maintenant.

      – Il faut sans doute une grande foi, pensa Marie tout haut, il faut avoir l'âme toute blanche…

      Et, s'adressant à M. de Guersaint:

      – Père, je sens que je guérirais, si j'avais dix ans, si j'avais l'âme toute blanche d'une petite fille.

      – Mais tu as dix ans, ma chérie! N'est-ce pas, Pierre, que les fillettes de dix ans n'ont pas une âme plus blanche?

      Lui, avec son esprit chimérique, adorait les histoires de miracles. Et le prêtre, profondément ému par l'ardente pureté de la jeune fille, ne chercha pas à discuter, la laissa s'abandonner au souffle de consolante illusion qui passait.

      Depuis le départ de Poitiers, le temps était plus lourd, un orage montait dans le ciel de cuivre, et il semblait que le train roulât au travers d'une fournaise. Les villages défilaient, mornes et déserts sous le brûlant soleil. À Couhé-Verac, on avait redit le chapelet, puis chanté un cantique. Mais les exercices de piété se ralentissaient un peu. Sœur Hyacinthe, qui n'avait pu déjeuner encore, s'était décidée à manger vivement un petit pain avec des fruits, tout en continuant à soigner l'homme, dont le souffle pénible paraissait plus régulier depuis un instant. Et ce fut seulement à Ruffec, à trois heures, qu'on récita les vêpres de la sainte Vierge.

      – Ora pro nobis, sancta Dei Genitrix.

      – Ut digni efficiamur promissionibus Christi.

      Comme on finissait, M. Sabathier, qui avait regardé la petite Sophie remettre son bas et son soulier, se tourna vers M. de Guersaint.

      – Sans doute, le cas de cette enfant est intéressant. Mais ce n'est rien, monsieur, il y a bien plus fort que cela… Connaissez-vous l'histoire de Pierre de Rudder, un ouvrier belge?

      Tout le monde s'était remis à écouter.

      – Cet homme avait eu la jambe cassée par la chute d'un