Oleg Vasiljevitch Filatov

L’inconnu Tsarévitch Alexis. Souvenirs de la famille de Filatov au Tsesarevitch Alexis


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les paquets sous l’arbre, les distribuaient, nous souhaitaient une bonne annee, puis nous leur donnions nos presents et nous dansions ime ronde ensemble.”

      Ces details sont peut-etre caracteristiques d’tme famille russe cultivee, aux traditions bien etablies, mais ils sont loin de ressembler aux coutumes d’une famille de cordonniers typique. Georgi Chavelski, archipretre de l’armee russe qui connaissait bien la famille Romanov, a evoque dans ses ecrits 1’exceptionnel amour qu’ils se temoignaient les uns les autres et leurs traditions ancestrales. Pierre Gilliard, le precepteur des enfants du tsar, raconte aussi a propos de la famille Romanov: « Le souverain lisait souvent a haute voix tandis que les petites duchesses faisaient des travaux manuels ou jouaient entre elles. L’imperatrice […] prenait aussi son ouvrage ou s’allongeait sur sa couche. Nous passions ainsi les longues soirees d’hiver dans une atmosphere familiale paisible comme si nous etions perdus dans les etendues sans fin de la lointaine Siberie.”

      Vassili Pankratov, commissaire du gouvemement provisoire, se souviendra que Nicolas II adorait l’histoire russe et l’enseignait lui-meme a son fils. « L’ancien tsar connaissait a fond l’his- toire militaire russe, mais son savoir relatif a l’histoire de la nation en general laissait beaucoup a desirer. Soit il avait oublie, soit il n’avait qu’une pietre comprehension des periodes de I’histoire russe et de leur signification. Tout son discours a ce sujet se resumait a l’historique des guerres8.” Oleg Filatov se souvient que son pere enseigna l’histoire a ses enfants, leur relatant en detail les grandes batailles. « Mon pere avait un vif enthousiasme pour l’histoire, surtout l’histoire militaire, qu’il connaissait par coeur, у compris les alignements ou la dispersion des forces au cours d’affrontements precis. En demontrant son expertise dans ce domaine, mon pere semblait s’inclure lui-meme dans la caste militaire. Toute sa vie, il a repete: « Nous autres, les Filatov, avons toujours monte la garde aupres de l’Etat.” Lorsqu’il evoquait les batailles sur la glace, il decrivait avec exactitude les tactiques allemandes et russes – le choix du site, l’embuscade. Il comparait les marches alpines de Souvorov avec les batailles « dans les ravins” de Koutouzov et Barclay de Tolly. Lorsqu’il rendait compte des batailles navales, d’Ouchakov a Makarov, il insistait sur la precision des tirs de l’artillerie russe et sur la qualite de l’armee.” Pour Vassili Filatov aussi, l’histoire militaire etait une passion.

      Vassili Filatov etait un pere de famille exemplaire. Il passait beaucoup de temps en compagnie de ses enfants et prenait grand plaisir a les eduquer. “Il connaissait, ecrit Oleg, les traditions de son propre pays et celles d’autres nations. Il parlait plusieurs langues etrangeres – l’allemand, le grec, le slavon, le latin, l’anglais, le fran^ais, bien qu’il en eut rarement l’usage […]. Il etait capable de reciter de memoire les poemes de Fet, Pouchkine, Lermontov, Tiout chev, Essenine, Tchekhov, Kouprine, ainsi qu’Heinrich Heine et Goethe en allemand […]. Pere fabriqua lui-meme un tambour a broder et me fit apprendre la broderie – point de croix, plumetis, etc. Quandje m’en offusquai, estimant que je n’en avais nulbesoin, il repliqua: ‘Que veux-tu dire? Il faut savoir tout faire!’ […] Il nous enseigna le dessin. Plus tard, nous passames a l’aquarelle, puis a l’huile.”

      Lidia Kouzminitchna Filatova – la femme de Vassili Filatov – evoque ses souvenirs:

      En 1949, on m’envoya enseigner a l’ecole du village de Bechkil qui comptait sept classes […]. Le directeur etait mon futur mari, Vassih Ksenofontovitch Filatov, professeur d’histoire et de geographic. Ma premiere impression de lui fut horrible. Il etait invalide et claudiquait, tirant sa jambe gauche puis la jetant en avant. De plus, il portait une chemise rose et un costume en coton tout firipe, avec des bottes qui rebiquaient au bout. Son visage pale, aux traits reguliers, etait anime par des yeux sombres, tristes, profondement enfonces dans leurs orbites.

      […]. II gagna mon coeur par sa generosite, sa gentillesse, sa vitalite, son courage.

      […] II etait souvent malade, soufffait de terribles maux de tete et de douleurs dans les jambes, les epaules et la taille […]. Pour oublier sa souffrance, il priait et quand il se sentait mieux, il jouait aux echecs.

      Ses enfants racontent qu’il faisait au moins deux parties d’echecs par jour, qu’il lisait des livres sur ce sujet et jouait aussi par correspondance: « Les echecs etaient sa passion. Il jouait quand la douleur s’apaisait. Il disait qu’il preferait cela plutot que de prendre des medicaments”.

      Dans son milieu professionnel, Vassili Filatov jouissait du respect et de l’amitie de tous, bien qu’il n’eut aucun ami proche et n’invitat jamais ses eleves (meme ses favoris) chez lui. Il ne donnait aucune mauvaise note, ne discutait presque jamais. C’etait un bon nageur; il aimait la peche et allait egalement chasser avec ses collegues de travail. Peu loquace sur sa vie passee, il restait tres secret.

      L’evasion et le sauvetage d’Alexis

      Les temoignages des membres de la famille de Vassili Filatov ont permis aux auteurs de recons tituer un scenario possible de ce qui serait arrive a Alexis Romanov juste apres l’execution:

      Le 3 juillet 1918, les unites du general tcheque blanc Gaida et du colonel Voitsekhovski prirent Zlatooust et Kyshtym. Moins de cent kilometres les separaient alors de Iekaterinbourg. Le 4 juillet, le Vе Congres des soviets debuta a Moscou, avec a l’ordre du jour, parmi d’autres questions, l’eventualite d’un proces contre l’exempereur, Nicolas Romanov. A’ Iekaterinbourg, le commandant de la maison Ipatiev fut limoge: Iourovski, president adjoint de la Tcheka provinciale, et Nikouline remplacerent Avdeiev et son assistant, Mochkine. Iourovski et Nikouline changerent toute la garde interieure, mais maintinrent la garde exterieure ou les freres Alexandre et Andrei Strekotine servaient depuis avril 1918. Vassili Filatov parlait d’eux comme de ses oncles et sauveurs.

      En 1928, Andrei Alexandrovitch Strekotine redigea un rapport des jours passes a garder le tsar et les siens. Il decrit les promenades de la famille imperiale:

      Il [le tsar] soulevait avec precaution [son fils] et le serrait contre sa large poitrine, et le garсon se cramponnait a son pere… Le tsar le portait ainsi hors de la maison, le deposait dans une carriole speciale et l’emmenait sur les chemins, s’arretant de temps en temps pour ramasser des cailloux, lui apporter des fleurs ou des branches qu’il lui donnait, et lui, qui n’etait qu’un enfant, les jetait dans les buissons. On avait installe des hamacs pour eux dans le jardin, mais seules les quatre

      filles du tsar s’en servaient. Deux d’entre elles etaient blondes aux yeux gris.

      Elies etaient de taille moyenne et se ressemblaient beaucoup. Tatiana etait une belle brune, plus replete et en pleine sante. L’ainee, Olga, etait plus grande, pale et malingre. Elle se promenait rarement dans le jardin et ne se melait pas a ses soeurs. Elle passait davantage de temps avec son frere.

      Aujourd’hui encore, on cerne mal la personnalite des fferes Strekotine. Tout un travail d’investigation reste à faire a leur sujet. On peut toutefois remarquer que leurs souvenirs, rediges sereinement et sans prejuges, temoignent d’tm interet evident pour leurs charges. En soi, cela les distingue nettement des autres gardes et soldats qui furent en contact avec les Romanov durant cette periode et dont on possede les temoignages ecrits.

      Du 4 au 9 juillet, les Tcheques blancs et l’armee de Koltchak mettaient au point leur plan d’attaque contre Iekaterinbourg et sa region. Toute communication directe fut interrompue entre Iekaterinbourg et Moscou. Le 6, des emeutes orchestrees par les socialistes- revolutionnaires de gauche eclaterent dans la capitale, et Moscou avait d’autres urgences que organisation d’un proces contre Nicolas II. Filipp Golochtchekine, secretaire du comite executif du parti des travailleurs socio-democrates de l’Oural (bolchevique) [PRDRS (b)], membre du presidium du soviet de l’Oural et commissaire militaire du district de l’Oural, donna au soviet ouralien une consigne emanant du Comite executif central panrusse visant a organiser un proces sur place. Mais le temps manquait. Les troupes de choc du general Gaida progressaient entre la gare de Kouzino et Iekaterinbourg, et les jours de la ville etaient com tes. Le 14 juillet, lors d’une seance du presidium du comite executif du soviet de 1’Oural, Golochtchekine suggera de “liquider l’ancien tsar et sa famille, ainsi