Anton Soliman

Le Grand Ski-Lift


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sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

      â€” Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

      â€” Mais moi je te tiendrais compagnie !

      Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.

      Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.

      â€” Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.

      Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :

      â€” Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.

      Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.

      â€” Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.

       — De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…

      Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :

      â€” Je crois que je fais un travail inutile.

      Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :

      â€” Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.

       Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :

      â€” Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.

      â€” Te sauver de quoi ?

      â€” C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…

      â€” C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

      La connexion

      Oskar était sur l’esplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.

      Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il n’avait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur l’installation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui l’accompagnerait en altitude, jusqu’en bordure des pistes : c’était un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.

      â€” Bonjour, Monsieur l’ingénieur, je m’appelle Mario. Le directeur m’a chargé de vous accompagner jusqu’aux plateaux.

      â€” Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?

      â€” Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.

      D’une petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. L’installation ressemblait à un manège qui s’étirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et s’assirent l’un en face de l’autre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte d’une secousse, et la cabine commença son ascension.

      â€” Si j’ai bien compris, cette installation arrive jusqu’aux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.

      â€” Oui, Monsieur.

      â€” Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?

      â€” Il faut traverser le plateau jusqu’à un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de l’autre côté. Disons qu’il faudra partir demain à l’aube pour arriver en bordure du Circuit après midi.

      Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.

      La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.

      En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.

      Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :

      â€” C’est l’arrivée ?

      â€”