Anton Soliman

Le Grand Ski-Lift


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constater un afflux épisodique dans la vallée. Très probablement des personnes égarées ou en fuite, comme les Asiatiques, qui, une fois sur l’esplanade, s’enfuiraient dans le bois. Parce que c’est bien ce point qui reste obscur : l’idée n’est efficace que si ce programme touristique reste entièrement clandestin. Vous ne trouvez pas ça contradictoire ? Vous me permettrez de vous dire qu’une structure touristique ne peut pas rester secrète, par définition.

      â€”Votre raisonnement est irréprochable, Monsieur Zerbi, mais le maire pensait qu’il n’y avait pas d’autre solution. Au contraire, la clandestinité des débuts devait même devenir un atout, toujours d’après les réflexions qu’il avait eues. Puis il regarda Oskar dans les yeux :

      â€”Avez-vous idée du nombre de gens que brasse le Grand Ski-lift ?

      â€” Non, pas la moindre.

      â€” Eh bien, des millions de personnes, et pas uniquement des touristes. Le Circuit est maintenant devenu un gigantesque réseau dont personne ne connaît les limites. On dit qu’il existe des groupes extérieurs qui se sont formés à l’insu des actionnaires, que des consortiums transnationaux sont en train de se constituer ; certains les appellent même les superamas. Quelque chose d’immense, où le ski alpin est devenu un élément mineur, peut-être même une simple façade. Dans le projet du maire, il suffit de s’approcher le plus possible du Circuit pour créer mouvement et richesse dans la vallée.

      Le directeur s’interrompit un instant, puis affirma :

      â€” Même si les clients potentiels devaient au début être des voyageurs perdus en montagne !

      â€” Je vous remercie pour toutes ces informations, et, vu les circonstances, je vais réfléchir… essayer de comprendre si c’est bien opportun de monter sur les plateaux.

      â€” Je comprends vos hésitations, Monsieur. Mais ce serait tout de même une expérience importante, c’est du moins ce que pensait le maire, qui a été le premier usager à tenter de rejoindre le point d’insertion dans le Grand Ski-lift.

       — Alors le maire a quitté la vallée en utilisant cette connexion ?

      Oskar posa sa question très sérieusement.

      â€”C’est exact, il est monté, sa carte autour du cou, et nous ne l’avons plus revu depuis. Du reste, il m’avait lui-même confié qu’il ne reviendrait plus à Valle Chiara.

      Prenant congé, Oskar serra la main du directeur. Dehors il ne pleuvait plus, il y avait un vent léger qui arrivait du bois en bruissant. Il leva la tête vers le ciel et entrevit le disque opaque du soleil passer d’un nuage à l’autre.

      Ce qui s’était dit dans le bureau du directeur l’avait jeté dans un état de confusion. Il ne pouvait plus affirmer que la version de son ami était crédible : celui-ci avait dû se retrouver malgré lui au téléphérique de Valle Chiara en arrivant d’une station d’altitude. Il avait probablement utilisé dans un premier temps les installations du Grand Circuit, puis il avait dû s’éloigner des pistes, et, skiant d’un refuge à l’autre, avait échoué sur cette connexion expérimentale de Valle Chiara.

       Oskar devait prendre une décision. Il était venu jusque-là pour passer ses vacances de Noël, et pas pour affronter des situations limite. Il avait besoin de se changer les idées, besoin d’activité physique, c’est pour cela qu’il voulait se rendre dans une vraie station de sports d’hiver. Il ne pouvait pas rester à Valle Chiara, cet endroit n’était qu’un point marginal dans le domaine de la Sierra, une zone morte. Qu’il y ait derrière cette installation une histoire étrange, fruit de l’esprit délirant d’un maire à moitié fou, ne le concernait pas. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire que cette remontée n’ait pas les autorisations pour se connecter au Grand Ski-lift ? Ou que Valle Chiara soit un village que le tourisme pouvait lancer ? D’après ce qu’il avait pu comprendre, le directeur aurait quoi qu’il en soit fait fonctionner le téléphérique pour l’emmener à ses risques et périls sur les plateaux par une connexion expérimentale.

      Il sentait maintenant qu’il avait perdu son enthousiasme dès son arrivée sur l’esplanade. Et pourtant, il était arrivé plein d’énergie, et il lui avait même semblé un instant être entré dans une nouvelle existence, loin de la grisaille qu’il avait laissé dans la Ville.

      Il faisait froid, on apercevait de nouveaux nuages chargés de pluie à l’horizon ; mieux valait s’abriter dans le bar de la place que Clara, la fille du patron, lui avait indiqué.

      Il entra dans le bar, peinant à ouvrir une petite porte vitrée à cause du bois qui frottait sur le sol ; à l’intérieur, quelques clients étaient assis autour de trois tables. On jouait aux cartes à deux d’entre elles, et à la une troisième on écoutait un vieil homme qui parlait en patois. Ils portaient tous un chapeau, bien que le local soit chauffé par un énorme poêle de terre cuite placé dans un coin noirci par la fumée.

      Le garçon lui indiqua une table libre, en souriant. En savourant un verre de vin chaud, Oskar pensa que cette connexion expérimentale ne pouvait pas être une solution envisageable pour ses vacances de Noël. Il était évident que son ami lui avait donné de la situation une image qui, sans être réellement fausse, était simplifiée. Il y avait cependant des difficultés qu’il n’avait pas prises en considération ; ce n’était pas une excursion organisée comme celles que proposent les agences de tourisme. Il faut un tempérament affirmé pour ce genre de vacances, alors que lui se retrouvait là dans un état d’épuisement qui était la conséquence des années vécues dans l’inconsistance.

      Son séjour à Valle Chiara était devenu paradoxal. L’information que lui avait initialement donnée son ami était peut-être incohérente, pour ce que peut valoir un conseil sur une destination touristique hivernale, du moins. Du reste, il n’aurait pas pu prétendre à des images précises sur les paysages qu’il allait trouver. C’étaient plutôt ses propres attentes qui lui semblaient maintenant déplacées. Qu’attendait-il de ces vacances ? Qu’est-ce qui avait pu susciter son enthousiasme initial ? Il ne s’attendait évidemment pas à arriver dans un village touristique à la mode, et encore moins à trouver un lieu organisé. Il avait probablement imaginé quelque chose de comparable à Valle Chiara, mais une fois sur place, tout lui avait semblé confus…

       Sur la ligne du Présent, les couleurs d’origine de la vie apparaissent dans les intervalles, ces zones intermédiaires entre un événement et l’autre.

       La veille, sur l’esplanade, il avait pris peur, il avait ressenti une grande solitude, sans aucune alternative. D’un certain côté, il n’avait considéré que l’aspect extérieur, une sorte de pellicule sur laquelle appliquer les images traditionnelles de Noël. Il avait en revanche négligé son besoin d’être Reconnu et Accueilli par ses semblables. Après les rites d’usage, il aurait pu déposer sa propre Structure, comme un lourd sac à dos, pour pouvoir se faire absorber dans le cadre. C’est cela, il avait imaginé une danse de l’Accueil dans un village de montagne où il aurait été Attendu.

      Il rentrerait en ville le lendemain, il n’avait plus envie, maintenant, de passer Noël dans cette vallée perdue. Ses amis étaient en Ville ; le soir de Noël, chez Joseph, il préparerait une dinde farcie. Il avait des choses Ã