Anton Soliman

Le Grand Ski-Lift


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à l’Académie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. J’avais plein d’amis, j’ai même joué dans un bar, j’aime la musique.

      â€” Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ?

      Clara se fit sérieuse, s’installa plus confortablement dans son fauteuil.

      â€” Les problèmes sont apparus quand j’ai commencé à travailler. Le travail est quelque chose d’incompréhensible, en Ville. Je crois qu’il n’y a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.

      â€” Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuse…. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?

      â€” Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? J’aurais fini par avoir une existence plate.

      C’était vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara n’étaient pas très différentes des siennes.

      â€” Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?

      â€” À la H.M.C. comme expert des matériaux.

      â€” Ça doit être intéressant, comme travail.

      â€” Assez. Mais les derniers temps, j’ai trop travaillé, c’est pour ça que je suis en vacances.

      Il y avait une place qu’il connaissait bien, en Ville, et c’est là qu’il avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais… de s’insérer dans le Grand Ski-lift, comme si c’était un travail à accomplir.

      Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.

      â€” Je sais tout. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dès que je t’ai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que j’ai pensé que tu avais besoin de quelqu’un.

      Ils s’embrassèrent longuement, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

      Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit qu’il s’attachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.

      Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.

      Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.

      Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.

      Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.

      Il la prit dans ses bras :

      â€” Clara, je t’aime.

      â€” Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.

      â€” Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

      Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :

      Le Monde existe parce qu’il fonctionne.

      Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.

      Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.

      Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.

      Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.

      â€” L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.

      Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :

      â€” Avec toi, je suis heureux.

      â€” Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?

      â€” Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.

      La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.

      â€” Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.

      Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.

      â€” Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :