»Enfin, après avoir suivi mon guide pendant tout au plus cinq minutes, je me trouvai dans un lieu, obscur toujours, mais qui me parut meublé. J'entendis remuer un fauteuil, une table fut culbutée, une commode rudement heurtée, et tout cela, parce qu'une personne se leva brusquement à mon arrivée, et se précipita vivement à ma rencontre. Est-ce lui, s'écria-t-elle, est-ce mon fils?—Oui, madame, répondit mon guide; je vous l'amène avec son généreux bienfaiteur....—Homme bon, homme estimable, me dit la mère, si vous saviez.... Vous ne sa saurez jamais.... non: vous ignorerez long-temps, toujours peut-être, le secret de sa naissance.... Il le faut, il est absolument nécessaire.... Mais donnez-le-moi, donnez-le-moi, ce malheureux enfant; qu'il repose encore une fois sur mon sein.... que ses lèvres s'humectent encore une fois du lait maternel.... Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!
»Quand on pense, mes amis, que cette scène se passait dans les ténèbres, que j'ignorais où j'étais, qui me parlait, comment je reverrais la lumière du jour!.... vous frémissez; et, si jamais je publie mes aventures, cette aventure du moins, quiconque la lira frémira comme vous, s'il se met bien à ma place, s'il veut ne pas confondre cet événement avec ces récits fabuleux, mensongers, exagérés, invraisemblables, que nous rencontrons dans les romans, et qui n'ont d'autre objet que de nous effrayer sans nous intéresser, sans arriver à un but moral: j'en ai lu aussi, moi, des romans; mais j'ai éprouvé!.... et des malheurs réels n'effacent que trop le souvenir de malheurs imaginaires!.... Je reviens à ma situation.... elle était pénible: je ne savais si je devais exiger des aveux, des explications, ou céder à l'effusion de la tendresse maternelle... Cependant cette femme venait de donner un accent si douloureux à cette exclamation: Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!.... Elle avait un son de voix si touchant! toutes les facultés de mon ame étaient tellement ébranlées!.... un moment d'attendrissement, une espèce d'enchantement de mon cœur!.... enfin, je ne sais comment cela se fit, mais l'enfant me fut pris dans mes bras, sans que je songeasse à le retenir, à le refuser.
»Soudain je me sentis repris par mon guide. On me fit faire une vingtaine de pas, toujours dans l'obscurité: ensuite une porte se ferma derrière moi; je me trouvai seul, absolument seul.... La clarté d'un flambeau frappa de loin mes yeux.... Une demi-heure s'écoula toute entière avant que j'arrivasse à l'endroit où brillait cette clarté salutaire. Je m'approche pour m'en emparer; ô surprise! des tablettes sont à côté; j'y lis ce que j'avais lu la veille à la même place: Prenez ce flambeau; suivez la grotte à droite, vous y retrouverez l'enfant.
»Pour le coup mon imagination se trouble; elle croit entrevoir quelque chose de magique dans la suite de ces événemens.... La tête presque égarée, je prends le flambeau; je cherche, comme j'avais cherché la veille; je trouve et saisis l'enfant avec autant de plaisir que j'en avais eu l'autre nuit à le découvrir: je reprends le chemin de la forêt, celui de mon château, et je rentre chez moi sans m'être apperçu du long trajet que j'ai eu à faire pour y arriver, tant mon esprit était troublé des aventures extraordinaires dont je venais de me trouver le héros.... Bon Victor! pauvre ami!.... je te remis aux soins de ta nourrice, de la nourrice de Clémence; tu dormis, toi, tu dormis!.... et moi je veillai; toute la nuit tu occupas ma pensée, toi et ta mère, ta mère invisible, impénétrable, mais sans doute infortunée; oh oui, bien infortunée!...».
IVe NUIT DE LA FORÊT.
«Je vous laisse à penser, mes amis, quelle foule de réflexions m'assiégea pendant toute la journée du lendemain. Le rôle que la mère inconnue me faisait jouer, était si bizarre, si dangereux même, que malgré mon goût pour les aventures extraordinaires, celle-ci commençait à me déplaire singulièrement; non que je me détachasse de l'enfant; hélas! cet innocent nouveau-né était-il cause des inquiétudes que j'éprouvais, des courses qu'on me faisait faire? devait-il souffrir des malheurs ou de la bizarrerie de ses parens? fallait-il que je l'exposasse de nouveau aux dangers que paraissait courir sa mère infortunée, à la mort même que cette mère égarée par le malheur sans doute, pouvait lui donner dans un moment de désespoir, ainsi que me l'avait fait entendre le guide de la forêt! Devais-je m'exposer moi-même à la cruelle incertitude d'en être privé, à la crainte de me le voir enlever par sa mère, plus calme ou moins malheureuse? Je l'aimais déjà ce pauvre enfant, oui, je sentais déjà que son existence était nécessaire à la mienne, et que si je devais le perdre, il fallait me résoudre à perdre la paix et le bonheur. Charme inconnu qu'on éprouve à la vue de l'enfance abandonnée, qu'êtes-vous? par quel talisman pénétrez-vous l'homme sensible!.... Oh! quel empire vous aviez sur mon ame! comme vous faisiez palpiter mon cœur! combien de larmes, combien de soupirs vous m'arrachiez en fixant le petit Victor, ce fils du crime ou du malheur!.... J'étais père, j'avais reçu Clémence dans mes bras, je lui avais donné le premier baiser de la paternité, et jamais je n'avais éprouvé, à la vue de ma fille naissante, les sensations délicieuses que me faisait éprouver le petit Victor qui m'était point mon fils!.... Qui n'était point mon fils, que dis-je! il l'était dès ce moment, tout autre homme l'aurait adopté pour moi: eh! les émotions de la commisération sont-elles autre chose que les douces étreintes de la tendresse paternelle!....
»Je chérissais donc davantage l'enfant abandonné; mais je ne voulais plus m'exposer aux dangers qu'on me faisait courir pour lui. Trois courses nocturnes m'avaient fatigué, je me proposais de garder Victor, de le faire sévrer chez moi, et de ne plus le conduire à une mère assez peu confiante en ma probité pour me cacher ses traits, son nom et ses aventures. D'après ce que je faisais pour son fils, que craignait-elle de m'ouvrir son cœur? Son secret eût-il été moins sacré pour moi que son enfant? Non, me dis-je, je ne le lui porterai plus; elle m'inspire trop peu d'estime: elle peut être infortunée, mais, à coup sûr, elle a la tête égarée, romanesque; elle a une ame qui n'est pas faite pour s'épancher dans le sein d'un homme sensible et généreux, elle ne reverra plus son fils!....
(Ici madame Wolf, qui paraissait émue, fit un mouvement pour interrompre le baron. Celui-ci, qui s'en apperçut, se tut comme pour lui laisser la faculté de parler.... Madame Wolf se contenta, après une pause qui étonna singulièrement son bienfaiteur, de soupirer, de lever les yeux au ciel, et de lui dire, d'une voix étouffée: Je vous demande pardon, monsieur, je n'avais rien à dire.... J'ose vous prier de continuer!.... Fritzierne fut le seul de sa famille qui fit attention à cette espèce de réticence de madame Wolf. Il parut s'inquiéter; mais bientôt il se remit, et reprit ainsi son intéressante narration.)
»Fort de ces réflexions, je formai d'abord le projet de ne plus retourner à la forêt.... Cependant je changeai d'avis.... Je veux absolument connaître cette femme singulière, me dis-je.... J'irai la trouver cette nuit; mais j'irai seul, sans son fils; je la questionnerai, je la supplierai de m'accorder sa confiance, de me raconter ses malheurs: si elle s'y refuse, si elle s'obstine à me cacher son sort, son nom, celui du père de Victor, alors je la fuirai, je l'abandonnerai pour toujours; et dussé-je cacher son fils dans le coin le plus obscur de l'univers, jamais elle ne découvrira son asyle ni le mien!
»Ce parti, j'en conviens aujourd'hui, ce parti était peu réfléchi; il prouvait le désordre de ma raison et de mon cœur; car allant seul voir cette femme, en mettant la vue de son fils à des conditions que la nécessité pouvait la contraindre de rejeter, je m'exposais à tout son ressentiment, je m'exposais à perdre ma vie, ma liberté, ou à voir cette mère désolée s'attacher à mes pas, me suivre, ou me faire suivre par-tout par ses gens, peut-être par le guide vigoureux qui m'avait déjà entraîné dans la caverne, et cela dans l'espoir de découvrir mon nom, ma retraite, celle de son fils.... Toutes ces conjectures, que je ne fis pas alors, pouvaient être fausses; mais enfin il était possible aussi qu'elles se vérifiassent: j'ignorais à qui j'avais affaire: servais-je le crime, l'imprudence ou le malheur, je n'en savais rien! et mon Victor, que je vois sourire sans doute de la peur à laquelle il suppose que je cédai, ne peut pas me taxer de faiblesse, s'il se rappelle que pendant trois nuits j'avais couru les aventures les plus extraordinaires, des aventures que mille autres, à ma place, auraient abandonnées dès la première.
»Je pris donc le parti de retourner seul à la forêt, et j'y fus à mon heure accoutumée, je le répète, sans le petit Victor, que j'avais