M. Ducray-Duminil

Victor, ou L'enfant de la forêt


Скачать книгу

son frère, afin que l'amour trompe la nature, et prenne sa place lorsque l'âge aura permis à l'hymen de réclamer les deux cœurs que je lui dévoue. Pour Victor, je ne suis pas fâché qu'il sache qu'il ne m'appartient pas; cela peut lui donner le goût du travail et des sciences dont il croira avoir besoin un jour; cela peut doubler sa reconnaissance, son attachement pour moi, et sa tendresse pour ma fille. L'erreur des liens du sang empêcherait peut-être cet amour que je veux lui inspirer de naître dans son cœur; l'idée repoussante d'une passion pusillanime pourrait arrêter en lui l'essor du sentiment; instruisons-le. Dans les femmes, le sentiment n'est pas aussi soumis que dans les hommes au calcul de la réflexion: elles se livrent plus bonnement, plus ingénument à toute la force des passions qu'elles éprouvent. D'ailleurs, en regardant Victor comme son frère, si le caractère de ma Clémence ne se développe pas d'une manière aussi heureuse que je le desire, elle ne le méprisera pas comme un enfant trouvé; l'envie ne trouvera aucun germe dans son cœur si elle me voit lui prodiguer des caresses, des bienfaits; en un mot la distance au titre de son époux lui paraîtra moins grande, moins indigne de sa naissance, en cas que l'orgueil et la vanité tourmentent son jeune cœur.

      »Tels sont les raisonnement que j'ai faits, mes enfans, et qui m'ont conduit à laisser l'une dans une erreur que je n'ai pas voulu faire partager à l'autre. Tu seras son époux, mon gendre, ô mon cher Victor; c'est tout le bonheur, c'est tout l'espoir de ma vieillesse. Je n'exige, pour terminer ces nœuds, qu'un seul éclaircissement: oui, c'est à une seule condition, et qui ne te paraîtra pas trop dure, que je te donne et ma fille et mes biens. Victor, tu vas me connaître, tu vas m'estimer davantage.

      »Je viens de te dire que la naissance, la grandeur, la fortune, tous ces hochets de la vanité m'étaient indifférens, absolument indifférens dans l'établissement de ma fille; mais il me faut la probité, l'honneur; voilà les seuls titres de noblesse que j'exige de mon gendre et de sa famille. Tes parens, Victor.... je ne les connais point; j'ignore qui sont ceux à qui tu dois le jour, et il faut que je le sache; c'est bien la moindre chose que je puisse exiger: mais je vais te mettre à ton aise sur ce point. Quelque part que soit ton père, quelque état qu'il exerce, fût-il même dans la servitude, ou occupé à ces métiers manuels, que la société a l'orgueil d'appeler abjects, je ne lui demande qu'une seule qualité, c'est qu'il soit honnête homme. On n'est pas moins exigeant que je le suis, n'est-il pas vrai? Je te le répète, quels que soient la naissance, la fortune, l'état, l'éducation même de ton père; que ce soit un homme des champs ou de la ville, un riche ou un indigent, un homme en place ou un ouvrier, s'il a de la probité, son fils deviendra mon gendre: est-il possible de te donner plus de latitude?—Il est vrai, mon père; mais où le trouver?—Oh! je vais t'en faciliter tous les moyens, en te racontant l'histoire de ton adoption: tu vas savoir comment je t'ai trouvé dans une forêt, dans quel temps, à quelle époque, et tu connaîtras toutes les circonstances qui ont accompagné, sinon ta naissance, que j'ignore, mais les premiers pleurs que tu as versés en entrant dans la carrière de la vie. Ce sont même ces circonstances bizarres, extraordinaires, qui m'engagent aujourd'hui à réclamer le nom de ton père, pour sceller l'union que je veux former. Victor, voilà ma manière de voir; la trouves-tu déraisonnable?-Il s'en faut, mon père!—Exempt de la plupart des préjugés qui pèsent sur ce qu'on appelle les convenances sociales, je n'ai qu'un seul préjugé, moi; oui, je l'avoue, j'en ai un puissant qui dirigera toujours toutes mes actions: c'est que j'adore la vertu, et que j'exècre le crime. La vertu, sans naissance, sans fortune, est digne de tous mes hommages, de tous mes bienfaits; mais le crime, fût-il couvert d'or, de titres et d'armoiries, jamais, jamais!... la ligne qui nous sépare ira se perdre dans mon tombeau!....»

      Ah! monsieur, s'écrie Victor dans l'ivresse de la joie, si vous me donnez les moyens de retrouver mon père, je réponds de mon bonheur, je serai le plus fortuné des époux.... Oh! n'en doutez pas, quel que soit mon père, il doit être honnête homme; je le sens à mon cœur, à mes principes, à mon amour pour le bien. Mon père m'a donné son ame, j'en suis sûr; il ne fut, il n'est peut-être que malheureux.—Eh bien, reprend Fritzierne, ce serait un titre de plus à mon estime!—Mais daignez donc me raconter ce qui vous arriva lorsque je me présentais à vos regards, faible nouveau-né, dans une forêt, ce récit que vous avez toujours différé....—Je vais te le faire enfin, mon Victor: écoutez-moi tous; vous allez connaître des événemens si bizarres, si singuliers, que long-temps ils paraîtront un songe à mes sens troublés à leur seul souvenir; mais avant de parler du hasard qui me fit trouver l'enfant que voici, je dois vous donner quelques explications préliminaires sur ma vie, sur mes propres malheurs.

      Victor, Clémence et madame Wolf se rapprochèrent du vieillard, tandis que Valentin se mit en observation à la croisée; tous lui prêtèrent la plus grande attention, et il commença son récit en ces termes:

      «Je suis né à Pizeck, sur les bords du Moldaw, où mon père avait un château de plaisance. Je fis mes premières armes sous lui, et ce fut bientôt à tous les petits souverains qui tyrannisaient alors une partie des cercles de l'Allemagne. Je ne vous parlerai point de mes campagnes, ni des dégoûts que j'éprouvais lorsque ma réputation me fit fréquenter les cours étrangères; je ne vous dirai point que poussé, coudoyé par la foule de courtisans qui sont là, toujours là, j'eus lieu d'observer tout à mon aise, et la bassesse de ceux-ci et la sotte impertinence de celui qu'ils appellent leur maître. Qu'il vous suffise de savoir que je sus y étudier les hommes, et que ce n'est pas là qu'ils se présentèrent à moi du côté qui leur est le plus favorable. Fatigué de la grandeur, bien petite, de tous ces messieurs, affaibli par une blessure presque incurable que j'avais reçue à l'armée, je voulus me retirer dans une campagne que j'avais achetée sur les bords de l'Elbe, en Silésie. J'y avais passé deux ans lorsque j'appris que mon père venait de mourir, et qu'il fallait que je me rendisse sur-le-champ en Bohême, pour y recueillir sa riche succession qui m'appartenait, à moi seul. Je vendis donc ma petite possession rurale, et j'arrivai ici, ici même dans ce château où je songeai à mettre de l'ordre dans mes affaires.

      »Faut-il vous dire tout, mes enfans; faut-il vous dire que j'avais comme vous connu l'amour, et que l'amour avait fait mes tourmens, comme il va faire votre bonheur. Cécile-Clémence d'Ernesté joignait aux graces de la figure, la finesse de l'esprit et le charme des talens. Elle avait tout pour plaire; je la vis, je l'aimai, que dis-je, je l'adorai; elle dépendait d'une mère, d'une mère spirituelle et sensée, mais sévère, trop sévère envers une fille aussi accomplie. Lorsque j'entrai dans cette maison, je fus surpris de la tristesse, de la timidité de Cécile et de la dureté de madame d'Ernesté. J'y allais souvent; la mère connaissait même ma passion pour sa fille, et ne ménageait pas davantage Cécile devant moi. Lorsque je prenais la liberté de remontrer à madame d'Ernesté qu'elle séchait le cœur de sa fille par ses manières brusques, brutales même, elle me répondait les larmes aux yeux: Ah! monsieur, mon cher monsieur!.... vous ne savez pas, vous ne vous doutez pas des motifs de haine que je dois avoir.... Toute autre mère à ma place.... Mais, non, non, je m'abuse: vous avez raison, mon cher Fritzierne, je sens que mes procédés envers cette enfant.... Mais soyez mon, gendre, mon ami; devenez son époux, et chargez-vous du soin de la conduire, de la morigéner!.... Je n'aurai aucun droit sur elle, alors vous ne me gronderez plus.

      »Sans faire beaucoup d'attention à ces discours, que j'attribuais à l'humeur contrariante de cette femme, je pris le parti d'avouer mon amour à la belle Cécile.... Elle reçut cet aveu avec une espèce d'effroi.... Vous, monsieur, s'écria-t-elle, vous voudriez épouser une malheureuse fille, privée de.... de tout ce qui peut lui rendre la vie supportable!—Que dites-vous, mademoiselle?.... N'avez-vous pas une mère?—Une mère, une mère!.... Oh! oui, oui, je ne le sais que trop.

      »Je crus entrevoir un refus dans ces mots, ou le soupçon de tyrannie de la part de sa mère, tyrannie à laquelle j'étais bien loin de me prêter. Enfin, que vous dirai-je? ma persévérance, mes soins et mon ardent amour, tout parut vaincre la résistance de Cécile. Elle consentit enfin à m'épouser, ou plutôt elle céda aux menaces de sa mère, ainsi que je l'ai su par la suites.... Quelques mois après notre mariage, madame d'Ernesté mourut, et mon épouse ne parut pas beaucoup la regretter. Cependant, pour l'éloigner de l'aspect d'un séjour où sa jeunesse avait été malheureuse, car elle était en Silésie, où nous demeurions alors, je l'emmenais