C’est à cette échelle de réflexion que nous invite Antoni Riera. Les bouchers de Majorque et de Barcelone aux deux extrémités de la chaîne de distribution, sont avec les marchands et les négociants de la laine (catalans et italiens) les interlocuteurs privilégiés des éleveurs minorquins. Les bouchers demeurent néanmoins en retrait dans les sources étudiées par Antoni Riera qui focalise toute son attention sur les conditions complexes de mise en place et le développement d’un élevage pour l’exportation, en amont des boucheries.
Il faut, dans ce cas précis, adosser l’étude à celle proposée par Ramón A. Banegas López qui nous fait entrer dans la famille Citjar, grande famille de bouchers barcelonais du XVe siècle, autour de la personne de Joan Citjar. Une nouvelle fois, le monde de la boucherie est très proche du pouvoir urbain. La fortune tant économique que politique de Joan est assise sur sa capacité à payer le bétail et le prix de sa circulation d’au-delà des Pyrénées jusqu’à Barcelone, parfois avec l’appui financier du gouvernement municipal, car Joan devient le fournisseur exclusif de la cité de Barcelone au grès des tensions internes qui secouent la ville et sous l’égide de la puissante (et fortement consommatrice de viande) Pia Almoina. Contrôler l’approvisionnement d’une grande cité, à partir d’une vaste zone de chalandise, du comté de Foix à l’Empurdan, c’est aussi être en capacité de s’introduire dans le gouvernement municipal de petites villes; c’est ce que Juan Citjar parvient à faire au moins à Puigcerdà. Notons, dès à présent, qu’à partir du cas de Puigcerdà, Ramón A. Banegas López montre que les bouchers de petites villes peuvent également, en retour, être très actifs.8 Ils établissent d’autant mieux un lien commercial et financier fort qu’ils se font reconnaître comme citoyens de Barcelone, détenteurs de tables à la grande boucherie. C’est également par ce jeu à l’origine fiscale entre ville et campagne mais aussi grâce à leur capacité à accorder des prêts dans les villages de Provence, que les bouchers de Marseille peuvent fidéliser autant les éleveurs que les notables locaux en position d’accorder (ou non) un monopole d’approvisionnement à la cité (Juliette Sibon).
À partir du cas marseillais à la fin du Moyen fige (et plus largement de la Provence) Juliette Sibon rappelle également la large pluriactivité inhérente à la profession de boucher. Bien sur l’activité industrielle enrichit la puissance des bouchers urbains (Marseille, Cordoue) et ils sont les seuls interlocuteurs des tanneurs et des cordonniers dans la cité célèbre pour ses cuirs qu’est Cordoue, qu’il s’agisse de peaux de vaches, de taureaux et de bœufs pour les semelles de chaussure, de brebis et de chèvres pour les courroies et zamarras, d’équidés pour la sellerie (Ricardo Córdoba de la Llave). L’industrie du cuir s’approvisionne prioritairement dans les campagnes proches, multipliant les lieux d’achat et profitant de mesures protectionnistes qui garantissent aux artisans des cuirs un accès privilégié à la matière première locale (comme à Madrid et à Murcie), une législation dont chacun sait qu’elle est difficile à appliquer tant la tension sur la matière première (et les prix) est forte. Un complément lointain est de toute façon nécessaire (pour Cordoue, les territoires de Jaén, Séville et Tolède). Précisons qu’il s’agit toujours d’un approvisionnement délicat car les peaux ne doivent pas être endommagées. À partir des contrats notariés, Ricardo Córdoba de la Llave livre une précieuse série de prix des peaux à Cordoue qui confirme leur hiérarchie en fonction de l’animal, les plus chères étant celles de bœufs et de taureaux. Le prix de la peau dépend également du prix du transport du bétail qui, comme il a été souligné, peut être très onéreux.
Il est à noter que l’enquête sur les bouchers profite actuellement d’une remise en cause historiographique: celle de la domination exclusive des grandes villes sur les campagnes, telle qu’elle a été formalisée dans un autre domaine de recherche, avec l’industrie et le verlagssystem, invitant à une nouvelle lecture des rapports entre espaces rural et urbain. Une meilleure connaissance de la vie des hommes engagés dans cette forme du contrôle des campagnes (le verlag) fait apparaître, en effet, qu’ils sont parfois originaires des lieux périphériques vers lesquels ils portent leurs activités et leurs capitaux.9 Qui domine dans ce cas de la ville et de ses campagnes? La question mérite d’être posée et élargie au domaine de la viande quand les bouchers ruraux et leurs réseaux atteignent la cité et orientent vers les bourgs et les petites villes de leurs origines, où s’épanouit leur réseau familial et amical, des capitaux rassemblés dans la cité.
LES BOUCHERS DES PETITES VILLES ET DES BOURGS
L’étude des relais que constituent les petites villes et les bourgs connaît un regain d’intérêt en tant qu’observatoire majeur des dynamiques rurales. La petite ville, ou vila-mercat en Catalogne, est dans l’historiographie espagnole mieux circonscrite que le bourg qui est un espace de recherche davantage investi par les historiens français.10 Dans le cadre de notre enquête sur les bouchers du Languedoc à la Castille, petites villes et bourgs disposent d’une capacité commune à rassembler marchés, ateliers et études notariales.11 L’intérêt n’est néanmoins pas strictement méridional, comme en atteste un article récent consacré aux bouchers des petites villes nivernaises.12 Le sujet a même pu profiter d’études pionnières comme celle qu’Édouard Perroy a dédiée aux Chambons dans la ville de Montbrisson.13 Il n’est pas surprenant, en outre, que les sources notariées catalanes, dont nous nous limiterons ici à rappeler la richesse, en particulier celles des bourgs du Vallespir et de l’Empordà, aient récemment livré l’activité de bouchers entrepreneurs.14 Rappelons que le débitage de la viande, les conditions de vente sur les étaux, la fixation des prix et les prescriptions sanitaires, sont des thèmes qui ont particulièrement intéressé les historiens dès les années 1970, à partir de la lecture des chartes de franchises et de privilèges des petites villes.15 Leurs réflexions ont été récemment enrichies par l’apport de l’archéologie et, en particulier, de l’archéozoologie.16 C’est dans ce même espace que peut être interrogé, tout comme dans la cité, le pouvoir politique des bouchers qui passe par le contrôle de la représentativité communale, les bouchers occupant une place d’intermédiaires à la périphérie des élites rurales traditionnelles comme cela a pu être étudié à partir du cas du Vallespir.17
Ainsi, dans ce contexte, des enquêtes serrées et inédites nous entraînent dès le début du XIVe siècle dans la Couronne d’Aragon (Joel Colomer à Besalú), plus tardivement dans celle de Castille (David Carvajal de la Vega, à partir des fonds notariés conservés pour le nord de la Meseta, à la fin du XVe siècle), inscrivant les bouchers dans leurs réseaux familiaux et d’affaires. Le Languedoc n’est pas absent: à partir de la petite ville de Millau et de ses belles archives notariées, Johan Paris est en mesure de suivre l’ascension de la famille Gravezon. Quel que soit le lieu, le boucher tient son étal; il peut en détenir plusieurs; il peut en louer certains. Il doit être capable d’y proposer de la viande dont les quantités sont à la mesure d’une population devenue carnivore (David Carvejal de la Vega en Castille, à San Martín de Valdeiglesias); s’y ajoute la vente des produits dérivés (le fumier, les peaux). L’absolu nécessité de l’approvisionnement et sa complexité poussent les bouchers à faire élever du bétail au point d’être assimilés à des éleveurs auxquels ils peuvent également s’associer par l’usage de contrats de gazaille, ce qui est un moyen habile d’orienter l’approvisionnement de telle façon qu’il corresponde, non seulement aux quantités attendues, mais également à la qualité. Les contrats mixtes qui associent prêt et gazaille assurent aux bouchers des petites villes un contrôle de ceux qui les approvisionnent. Comme pour les grandes villes, l’approvisionnement est au cœur du métier d’autant que les bouchers ruraux sont capables de se procurer du bétail loin de leurs villages d’origine, par l’intermédiaire des foires de Castille, les grandes comme Medina del Campo, ou les plus modestes, en Estramadure, par exemple (David Carvajal de la Vega), dont ils sont les acteurs bien informés. Les bouchers profitent également de leur situation particulière entre villes et campagnes pour s’activer dans certains domaines financiers, comme le boucher Juan de Olmedo, procurateur financier à Medina del Campo (David Carvajal de la Vega),