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La parole empêchée


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en 1916 qu’a été publiée la nouvelle de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin) (1868–1920), écrivain grec, cosmopolite. La Sœur est un récit court, mais extrêmement dense et particulièrement émouvant. Le récit est mené à la première personne par un narrateur qui raconte un souvenirsouvenir d’enfance.

      À la mortmort de leur mère, sa sœur, de dix ans plus âgée que lui, est restée avec son père à la ville, tandis que le petit garçon a été confié aux grands-parents à la campagne. Le souvenirsouvenir qu’en a l’enfant est entretenu par l’évocation de son nom et du contenu de ses lettres, ainsi que par ses cadeaux. L’été suivant (il y a peu de précisions temporelles), les grands-parents reçoivent la visite de la jeune fille qui séjourne chez eux et joue avec son frère à faire voguer une barque dans la rivière en bas de la propriété. Une fois l’été fini, la sœur retourne à la ville. Puis, un jour, brusquement, l’enfant découvre la présence de sa sœur à la maison, cloîtrée dans sa chambre, sans qu’il en connaisse la raison. Et le silence s’installe : « Je me souviens seulement de la tristessetristesse et du silence qu’elle apporta avec elle. Quelque chose de pis que le silence : des chuchotements continuels, interminables. […] Mais dès qu’ils apercevaient quelqu’un, ils s’arrêtaient de parler et le silence retombait, plus étouffant encore » (p. 88). La nouvelle se clôt sur la mort de « la sœur » (ainsi qu’elle est toujours nommée), qui s’est suicidésuicidee en se noyant dans la rivière en bas de la propriété.

      En replaçant les éléments dans leur contexte temporel et social, le lecteur comprend que la parole dissimulée est grosse du secretsecret qu’il faut observer scrupuleusement sur ce que l’on appelait autrefois la « fautefaute » de la jeune fille, impliquant un châtimentchâtiment exemplaire.

      C’est pourquoi, dans un premier temps, nous nous placerons sur ce terrain pour analyser le fonctionnement du secretsecret. Par ailleurs, il est frappant de constater que ce secret n’est jamais dévoilédévoiler, comme si le narrateur craignait lui aussi de parler de la fautefaute, d’enfreindre le taboutabou ; hypothèse invraisemblable d’un point de vue réaliste, qui nous conduit ainsi à envisager que l’auteur, derrière ce narrateur au secret bien gardé, nous tend une sorte de piège narratif. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin, en dernier lieu, nous verrons comment, grâce à ce subterfuge, la parole d’abord empêchée se rend victorieuse du silence imposé.

      Les diktats sociaux exigeaient qu’une jeune fille qui avait eu des relations sexuellessexualité avant mariage (qui avait « fauté », selon l’expression consacrée), doive subir comme pénitence la réclusion dans une demeure appropriée, couvent ou demeure éloignée, à la campagne. C’est le cas ici.

      Mais ce qui nous intéresse et ce qu’il faut examiner surtout est la façon dont est montrée la chape de silence qui permet d’étouffer le secretsecret de la fautefaute, un secret bien gardé.

      Pour ce qui est de « la sœur » (appelons-la ainsi puisqu’elle n’est dotée d’aucun prénom), signalons que c’est elle seule, dans toute la nouvelle, qui « parle » en style direct, et cela à quatre reprises. Les deux premières fois se situent avant « l’événement », lors de son séjour estival chez ses grands-parents, lorsqu’elle se trouve avec le narrateur :

      [À propos de la barque qu’elle lui a offerte] « Elle ne risque pas de rouiller » ; et « Ça y est, elle a viré dans le golfe ». Propos enfantins, puisqu’elle joue avec son petit frère, qui dénotent seulement une certaine joie de vivre, et qui contrastent avec les deux autres phrases désenchantées prononcées après « l’événement », lorsqu’elle regarde le reflet du jardin dans la vitre : « Regarde comme c’est beau là-dedans » et « C’est seulement là que le monde est beau » (p. 89). Il est remarquable de constater que le lecteur ne trouve dans le texte aucune réponse, aucun mot prononcé en style direct par le narrateur (il déclare même, à un moment du récit, « être resté muetmuet »), et encore moins par les autres personnages.

      Le plus étrange est qu’il n’y a qu’une seule phrase rapportée au style indirect : « Ma grand-mère me disait que ma sœur était malademaladie, qu’elle avait pris froid en route » (p. 88), preuve s’il en était que la parole, toute parole, autour de la sœur, est bannie.

      Le personnage de la sœur est muré dans le rempart de silence de la narration, à l’imageimage de son enfermement dans la maison : « Quant à elle, elle n’en sortait jamais [de sa chambre]. Elle y resta cloîtrée durant tout le temps où l’hiver répandit son obscurité […]. Ma sœur était toujours assise, prostrée sur un canapé, penchée sur sa broderie, pâle et tristetristesse, amaigrie et silencieuse. Elle me prenait à ses côtés et me regardait dans les yeux sans prononcer un mot » (p. 88).

      Outre le silence, des chuchotements interminables, dont le lecteur ne connaîtra pas le contenu, et, par conséquent, plus éloquents, plus narrativement efficaces pour prouver l’existence d’un secretsecret qu’il est interditinterdiction de nommer.

      On observe cependant que, si la parole est résolument tue, s’instaurent dans le récit des éléments de remplacement qui sont autant d’indices pour dévoilerdévoiler le secretsecret. En effet, au « dire » se substitue le « voir ». Toute la narration est fondée sur la description de faits et surtout de gestegestes : les pleurs de la grand-mère, les déambulations mécaniques du grand-père, l’attitude prostrée de la sœur, au visage amaigri, et aux yeux enfoncés ; et, enfin, le retour à la maison du cadavre dissimulé sous un drap : « Je ne vis que ses cheveux dégouttant d’eau et l’extrémité de ses pieds nus » (p. 89).

      C’est donc à travers ces signes que le lecteur décèle la véritévérité cachécachée, le non-ditnon-dit étant lui aussi un signe, celui de la gravité de l’événement. Il est évident que l’auteur atteint son but avec beaucoup plus de force expressive en empêchant la circulation de la parole et en concentrant sa narration uniquement sur ce qui a été vu par le narrateur, puisque tout passe par le regard de l’enfant.

      Il en résulte une charge émotionémotionnelle, qui se renforce par le fait que, après la parole, c’est au tour de l’imageimage d’être bannie. Si l’on compare les deux types d’absenceabsence de la sœur (après la séparation due au décèsdécès de la mère et son absence après son suicidesuicide), on s’aperçoit que, dans le premier cas, au sujet de son image, le narrateur déclare : « Elle [l’image] se serait totalement effacée si le nom de ma sœur n’était pas toujours demeuré vivant à la maison » (p. 85). En revanche, après la mortmort de la sœur, il déclare au sujet de son père : « Il ne prononça jamais le nom de ma sœur. Une photographiephotographie d’elle, datant de l’époque où elle allait à l’école, dans la ville, se trouvait sur la commode du salon. À son tour, elle disparut ; je ne l’ai plus revue » (p. 89).

      Le nom de la sœur (inconnu du lecteur) est intimement lié à son imageimage ; il est doté d’un pouvoir d’évocation par l’imaginaireimaginaire. Le nom, si l’on se réfère à ProustProust (Marcel) dans Du côté de chez Swann, « absorbe l’image en accroissant les joies arbitraires de [l’] imaginationimagination »2. On peut ainsi affirmer qu’il sert de tremplin à une reviviscence. A contrario, l’effacement du nom (le nom « empêché ») efface consécutivement l’image, effacement redoublé par la suppressionsuppression de la photographiephotographie.

      Cependant, si l’on comprend bien que ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin) dresse un réquisitoire contre le châtimentchâtiment infligé aux jeunes filles qui se trouvent dans la même situation, il convient d’analyser les moyens qu’il met en œuvre pour émouvoir et convaincre le lecteur.

      En effet, pourquoi la parole est-elle empêchée, d’un point de vue narratif ? Pourquoi le lecteur n’a-t-il jamais connaissance du contenu du secretsecret ? Quel est le statut du narrateur ?

      Le récit est homodiégétique, mais tout se passe comme si le narrateur abolissait l’intervalle de temps qui sépare le moment des faits, alors qu’il était un petit garçon de quatre ou cinq