situer, face au « je », le « nous » du commun, le « tu » et le « vous » de l’intersubjectivité, ou encore le « il » ou « elle » de l’objectivation. C’est dire qu’elle n’a rien d’un outil qui serait mis à notre disposition, mais qu’elle est une modalité de l’existence qui requiert l’implication totale de l’être dans sa corporéité et dans l’ensemble de ses dimensions, cognitives, affectives et sociales.
Être c’est donc prendre la parole. Mais, pour la prendre, encore faut-il qu’elle soit offerte. À l’évidence, le sujet parlant se situe dans une chaîne de transmission où il est héritier autant que passeur. Prendre, en l’occurrence, n’est jamais que reprendre, mais c’est pour redonner vie nouvelle, dans la mesure où l’aventure, tout individuelle, doit être à chaque fois reconduite et où l’œuvre consistant à transformer l’expérience du monde en un univers de discours, reste à accomplir par chacun. Il faut entendre l’expression à la lettre et en son sens le plus fort : prendre la parole est la prendre sur soi ou plutôt en soi, dans un acte de conscience et de connaissance. Telle est la parole en sa réalité subjective plénière en tant que, conjointement, elle constitue la personne et crée le monde. On rejoint ici Georges Gusdorf : « C’est par la parole que l’homme vient au monde, et que le monde vient à la pensée. La parole manifeste l’être du monde, l’être de l’homme et l’être de la pensée »4. Et l’on comprend que, lorsque la parole est refusée, qu’elle ne peut franchir les lèvres et se faire entendre au dehors, le manquemanque ne soit pas seulement à dire mais à être.
2. Parole échangée
Il est possible que la parole se déploie dans l’espace singulier du soliloque, qu’elle se retourne sur elle-même pour prendre la forme de l’entretien avec soi, mais, même en ce cas, elle est adresse à autrui. Parler nous porte hors de nous-même. Que nous exprimions des impressions, des sentiments ou des besoins, que nous communiquions des informations ou des pensées, que nous formulions une demande ou un ordre, quelles que soient la fonction remplie par notre parole et l’action visée, toujours nous cherchons à construire une relation. La parole est en partage, comme un pont jeté entre deux, « moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écouteécoute », selon la célèbre formule de MontaigneMontaigne (Michel de)1. Elle jalonne la ligne de crête où le « je » et le « tu », dans leurs différences, négocient les formes réciproques de leur entente et de leur reconnaissance. Double mouvement, centripète et centrifuge, producteur d’une tension où se confirme l’être grâce au détour par l’autre.
Autant dire que la parole trouve dans le dialogue son accomplissement, quand elle construit une relation agonistique où les deux interlocuteurs, en frottant leurs différences, s’exhaussent l’un l’autre dans la recherche d’un bien à partager. Est à l’inverse viciée la parole oublieuseoublieuse de l’essentielle réciprocité de l’échange, qui ne voit en l’autre qu’un adversaire à vaincre et non un collaborateur. Quand la parole est utilisée pour intimiderintimider ou menacermenacer, réprimerréprimer ou faire taire, quand elle se fait moyen d’affirmation narcissique ou instrument de sujétion, elle installe une dissymétrie. C’est alors la parole elle-même qui empêche la parole et qui, en détruisant la possibilité de la contrepartie, participe à sa ruine. Le principe de la violenceviolence se révèle, à savoir l’illusion d’agir comme si l’on était seul en droit de le faire et d’avoir raison contre tous. Est ainsi reconduit le rapport de force dans le seul élément qui pourrait le suspendre.
Pareillement inaccomplie –et, en ce sens, empêchée –est la parole pathologipathologique du sujet qui, enfermé en lui-même, ne parvient plus à se situer sur un terrain commun. Prenons pour exemple le ressassement des états confusionnels : la parole est enrayée, elle tourne à vide, bute sur elle-même, comme si elle ne trouvait qu’en son seul échoécho de quoi se relancer. La répétitionrépétition automatique devient rempart face au double sentiment d’effondrement subjectif et d’effacement de l’organisation du monde. La déficiencedéficience foncière, à être et à faire signifier, est en ce cas liée à une surabondance verbale. Preuve que la parole empêchée n’est pas nécessairement corrélée au silence. La définissent bien plutôt la perturbationperturbation et le dévoiementdévoiement des liens intersubjectifs, qui sapent la possibilité de dessiner un horizon partagé.
3. Parole donnée
Si l’on accepte de définir la parole et comme affirmation de soi et comme appel à autrui, il faut reconnaître l’existence d’une forme de réalisation supérieure, au-delà de la situation d’échange produite par le dialogue. Telle serait le don de la parole dans sa figure paradigmatique, celle de la promessepromesse.
Dans les Speech acts, John Searle intitule le développement qu’il consacre à la question de la promessepromesse de façon tout à la fois sobre et peu engageante : « La promesse : un acte complexe ». Acte, la promesse l’est par son évidente dimension performativeperformative. Promettre, en effet, est s’engager à faire ce que l’on dit. Quant à la complexité de la promesse, non plus simplement linguistique, mais existentielle et même moralemorale, elle tient essentiellement à deux traits, d’une part, la fidélité à soi-même postulée par celui qui promet, d’autre part, le pari pris sur l’avenir. En promettant, nous posons la constance de notre volonté, en dépit des contingences et vicissitudes de toutes sortes qui peuvent advenir, s’interposer et faire que cela « tourne autrement » (circonstances, événements, accidents ou désirs contraires, etc.). En ce sens, il est une grandeur propre à la promesse, on peut même parler d’un excèsexcès qui lui serait inhérent. Inconditionnelle et indéterminable, c’est-à-dire étrangèreétrangère à la logique du calcul et du programme, foncièrement inactuelle et irréalisable, la promesse promet toujours trop car elle porte au-delà des possibles, comme le souligne Jacques DerridaDerrida (Jacques)1. D’où l’aporie constitutive : « La promesse est impossibleimpossible mais inévitable »2.
Bien qu’elle se formule au présent, la promessepromesse est tournée vers le futur. Est-elle une manière d’endiguer l’imprévisible, d’établir un « îlot de certitude » dans « l’océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition »3 ? Sans doute, à condition de l’envisager non comme une simple position défensive, mais comme une forme d’initiative. En enchaînant le temps à une résolution, la promesse est un acte d’absolue liberté ; en liant le présent et l’avenir, elle donne à l’individu l’assurance de sa propre permanence. C’est pourquoi son corollaire est la mémoiremémoire, soit l’aptitude inverse à se tourner vers le passé pour le rattacher au présentmoraleNietzsche (Friedrich)mémoirepromesseoubli ou encore le pardon, comme le pose Hannah ArendtArendt (Hannah), c’est-à-dire la décision de se défaire du poids du passé et de ses conséquences4.
Mais la promessepromesse n’est pas seulement engagement « à », elle est aussi engagement « envers », envers soi-même (on est lié par l’obligation de faire ce qu’on a dit) et, surtout, envers un bénéficiaire. Si le bénéficiaire ne saisissait la promesse au mot, s’il ne la prenait au sérieux, il lui enlèverait toute crédibilité et la réduirait à rien. L’institution de la promesse présuppose donc l’espérance de celui qui compte sur elle et c’est d’ailleurs cette espérance qui la protège de sa propre pathologiepathologie, celle de n’être qu’entêtement obtus de la volonté et désir insensé de maîtrise. En cela la promesse est don. Bien au-delà de son exercice circonstanciel, elle concerne la pratique de la parole dans son entier et la possibilité même de la socialité.
4. Naître à la parole
Il n’en reste pas moins que la promessepromesse n’est ni serment ni engagement public. Faite d’une personne à une autre, elle a pour résultat de les relier dans l’absolu singularité d’un événement, de sorte que la possibilité de la trahison qui la menacemenace est d’abord celle de la généralité langagière, car la langue codée et commune est, par définition, monnaie courante. Devant l’impossibilité de faire correspondre un idiome singulier