ou, du moins, à troubler l’apparente limpidité des divisions et des inversions. N’est-il pas une autre voie que celle du silence pour remédier à l’érosion de la parole ? Comme le veut HeideggerHeidegger (Martin), il revient sans doute au poète de s’éloigner du parler « fatigué par l’usage » et de faire entendre le « parlé à l’état pur »2, au risque de frôler les limites du dicibledicible et de l’intelligible. Avec le poème « Passionnément », qui constitue une tentative tout à la fois inouïe et hasardeuse pour redonner vie aux mots ressassés et usés, Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) s’expose à un tel péril 3 :
pas pas paspaspas pas
pasppas ppas pas paspas
le pas pas le faux pas le pas
paspaspas le pas le mau
le mauve le mauvais pas
paspas pas le pas le papa
le mauvais papa le mauve le pas
paspas passe paspaspasse
Gilles DeleuzeDeleuze (Gilles), qui a manifesté à plusieurs reprises son admiration pour l’œuvre du poète roumain, considère cette pièce comme exemplaire d’une écriture qui ferait bégayer la langue : « Si la parole de Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiementbégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole »4. « Affect », autrement dit puissance de vie et non « affection », c’est-à-dire atteinte ou troubletrouble morbide. La distinction, propre au vocabulaire deleuzien, est d’importance : dans le bousculement des sons et l’entrechoquement des mots, c’est une affirmation jubilatoire de l’être qui se fait entendre et non pas une limitation invalidante qui se manifeste. Mais, s’agit-il vraiment d’un bégaiement dans la mesure où, comme l’observe d’ailleurs le philosophe, « il ne porte pas sur des mots préexistants » ? En réalité, la répétitionrépétition est ici condition de création : elle donne suite plus qu’elle ne fait revenir à l’identique. Au fil des reprises et des trébuchements, au gré des élans et des ruptures, des césures et des concaténations, les sons proférés s’assemblent et, parfois, se cristallisent en mots. À d’autres moments, la parole se précipite et des phrases entières, incongrues et comiques, se constituent (« sur la pipe du papa du pape pissez en masse »), avant que ne soit relancé le rythme des variations sur les phonèmes déjà maîtrisées. Aventure phonétique chaotique, le poème est une genèse de la parole, hésitantehésitante et inchoative, ressaisie dans ses balbutiements premiers. Dans le même mouvement, s’opère la mise au monde du sujet : triturés et mâchés dans la bouche, les mots sont finalement expulsés et c’est tout le corps qui vibre de leur donner résonancerésonance5. Une fois le répertoire des sons de la langue française presqu’entièrement décliné, se fait entendre un « je » qui ne préexiste pas à la prise de parole, mais prend laborieusement forme à travers elle :
passionné nez passionném je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passioném t’aime
je t’aime je je jeu passion j’aime
passionné éé ém émer
Tout s’achève par l’aveu le plus éculé, qui reprend vie et signification et se fait entendre, comme s’il n’avait jamais été prononcé. Déclaration de l’infans démuni à sa mère, de l’amant éperdu à l’aimée ou encore du poète qui naît littéralement à la langue étrangèreétrangère dans laquelle il a désormais choisi de s’exprimer6 :
je t’aime
passionnément aimante je
t’aime je t’aime passionnément
je t’ai je t’aime passionné né
je t’aime passionné
je t’aime passionnément je t’aime
je t’aime passio passionnément
Le discours ânonné, qui défait l’ordre et la structure de la phrase, aboutit à un cricri d’amour vers lequel il semble tendre tout entier. Au fond, c’est la langue rendue courante par l’usage qui est empêchée et c’est la langue entravée qui restaure la puissance locutoire émoussée. Le poète transmue les signes et échange les places. Il montre encore que nulle parole ne saurait voir son flux irrémédiablement arrêté : toujours se présentent des interstices et des brèches où elle trouve un nouvel élan pour circuler et se transmettre. Toute bouillonnante de vie, la parole préside à la lente et difficile genèse du « je », à lui-même et au monde, et c’est encore elle qui enfante la figure de l’Autre, sous la forme insigne de l’objet du désir. Le paradoxe le plus aigu veut qu’elle se découvre éminente dans sa maladresse et sa défaillance mêmes.
II. Le sujet et ses traumatismes intimes
Marianna Ucrìa, la femme à la « gorge de pierre »1
Marie-Andrée Salanié-Beyries (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
C’est en Sicile, à Palerme et essentiellement à Bagheria, au XVIIIe siècle, quand la voix des hommes et le poids des mentalités contraignaient les femmes au silence de la soumission, que Dacia MarainiMaraini (Dacia), née à Fiesole en 1936, situe son roman, La lunga vita di Marianna UcrìaMaraini (Dacia), publié en 1990, traduit dans dix-huit pays dont la France où cette longue vie s’est, de façon inattendue, transformée en vie silencieuse2.
Au cours d’une interview que Dacia MarainiMaraini (Dacia) nous a accordée, lors d’une invitation à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, en mars 1999, nous avons appris que l’idée du roman était née, lors d’un de ses séjours à Bagheria dans la villa familiale (sa mère appartenait à la famillefamille aristocratique sicilienne des Alliata di Salaparuta), de la découverte du portrait d’une de ses lointaines aïeules, Marianna Alliata Valguarnera. Dans un récit autobiographiqueautobiographie intitulé Bagheria, publié en 1993, Dacia Maraini décrit ce portrait et rapporte, à son propos, une phrase empruntée à une de ses tantes qui écrivit l’histoire de la famille et qui donne cette précision à propos du portrait de Marianna : « Elle tient dans la main une feuille, car l’écriture était son unique moyen d’expression. Elle était surnommée “la muettemuet” »3.
C’est à partir de ces infimes détails que Dacia MarainiMaraini (Dacia) a fait naître le personnage de Marianna Ucrìa, personnage central d’un roman que l’on pourrait qualifier de polyphonique, dans lequel on entend la voix d’une narratrice « passeuse de voix », celle de la romancière sensible à la condition féminineféminisme et, en fond sonore, la voix de la Sicile.
1. La voix d’une narratrice « passeuse de voix »
Dès les premières pages du roman, le lecteur découvre Marianna Ucrìa, âgée de sept ans, sourde et muettemuet, née de l’union de deux cousins appartenant à deux branches de la famillefamille Ucrìa : le duc Signoretto et la duchesse Maria. La romancière délègue à une voix de narration, que l’on présume être celle d’une narratrice, la mission de traduire en mots ce que Marianna perçoit par tous ses sens (excepté l’ouïe), de transcrire ce qu’elle exprime mentalement et de raconter sa vie, de sept ans à cinquante ans, dans un déroulement chronologique. Une vie que l’on peut résumer ainsi : une enfance au sein d’une grande fratrie, entre un père, adoré et aimant, et une mère indifférente car trop souvent plongée dans les effets du laudanum ; un mariage forcé à l’âge de treize ans avec un vieil oncle, frère de sa mère et cousin de son père, le duc Pietro Ucrìa di Campo Spagnolo qu’elle appellera « Monsieur mon oncle mari » ; une grande partie de sa vie dans la maison de Bagheria, transformée par ses soins en somptueuse villa ; huit grossesses ; une passion dévorante pour la lecture ; le veuvage ; la découverte tardive des plaisirs