Emile Chevalier

L'enfer et le paradis de l'autre monde


Скачать книгу

pour ainsi dire, tandis que les étrangers enlèvent tout ce que nous pourrions gagner, et même notre argent pour enrichir leur patrie et embellir leurs habitations. Nous, nous mourons de faim ou mendions ce pain que nous voudrions pouvoir gagner! Est-ce de la justice? est-ce que ça ressemble à de la justice? s’écria le pauvre homme excité par la révoltante absurdité du tableau qu’il venait de tracer.

      Tu as raison, Mordaunt! c’est là une étrange justice, ou la justice est aveugle! Il faut que ta modeste simplicité creuse plus profondément que la science de ceux qui déclament dans les parlements, sans quoi cette naïve plainte n’aura point d’écho. Tu as bien raison de t’étonner. Une candeur et une sagesse plus grandes que les tiennes peuvent être surprises de cette étrange politique qui nourrit, vêtit et enrichit l’étranger, alors que les enfants du Canada manquent de pain. Mais débarrassez-vous de l’Angleterre, de sa tyrannie; annexez-vous aux États-Unis, et l’abondance, la félicité deviendront votre partage comme le leur.

      – Oh! papa, dit l’aînée des filles, pourquoi n’avez-vous pas fait de nous des servantes? Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en service?

      Un instant le père la considéra avec une morne tristesse, puis il s’écria:

      – Non, mon enfant; non, vous n’avez pas été élevées pour ça. Pourquoi ferais-je de vous des servantes? Pourquoi, continua-t-il en arpentant rapidement la chambre, vous enverrais-je remplir un métier avilissant sous le toit d’un autre? Je ne suis pas un vieillard affaibli qui a besoin que ses enfants le nourrissent. J’aurais pu rompre ma famille, envoyer l’un d’un côté, l’autre de l’autre pour être esclaves chez les riches; j’aurais pu faire ça, sans venir sur la terre étrangère. Non, mon enfant, ça ne nous rapporterait rien, et il serait maintenant trop tard pour le faire. Ensemble nous quitterons cette contrée, je ne puis vous laisser derrière moi. Sans ça je partirais seul. Non, non, je ne puis et ne veux pas vous laisser seules. Nous partirons tous, Marguerite. Comme ça, je vous aurai toujours sous ma protection et nous mendierons ensemble, s’il le faut.

      Madeleine, qui, depuis l’arrivée de son père, s’était assise en un coin et avait tenu ses regards baissés vers le sol, les releva vers lui au moment où il prononça ces mots.

      Remarquant la vive anxiété qui se peignait dans les traits de sa fille, Mordaunt s’avança vers elle et dit, en lui posant affectueusement la main sur la tête:

      – Madeleine, ma fille, il ne faut pas te laisser ainsi abattre. Guillaume viendra avec nous; Madeleine, je l’ai vu, ainsi que ton frère Mark, pauvre garçon! nous partirons ensemble. Allons, mon enfant, du courage, tu auras une nouvelle robe avant Noël.

      – Non, non, mon père, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux et en s’attachant passionnément à son bras. Nous ne pouvons partir! Ma pauvre mère ne pourrait jamais marcher dans la neige si épaisse; ça la tuerait, ça nous tuerait tous, je le sais. Il vaut mieux rester où nous sommes. Maman, chère maman! ajouta-t-elle en tombant aux pieds de sa mère, vous ne partirez point, n’est-ce pas? Je sais ce qui arriverait et j’aimerais mieux mourir que de vous laisser partir, oui, maman!

      La mère regarda sa fille. Leurs yeux se rencontrèrent, et elles se comprirent. Le cœur de l’ardente jeune fille se glaça, sa langue resta attachée à son palais. Elle se releva silencieusement, retourna s’asseoir dans son coin, et s’enveloppa encore dans la mélancolie de ses pensées.

      D’étranges pensées sont aussi en vous, Mordaunt, et votre œil se trouble en s’arrêtant sur la belle jeune fille. Elle vous aime, Mordaunt; oui, elle vous aime. Mais l’amour n’est pas toujours sage, et l’humanité est très faible. Elle est votre fille, Mordaunt, et sa misère l’a aveuglée: prenez garde, car vous l’aimez bien aussi, vous!

      Le soir est venu. Le vent a cessé de gronder et de se briser contre la cabane, la lune filtre les rayons de sa lumière souffreteuse dans le pauvre logement, et, rassemblés autour des dernières braises mourantes du bois volé, les habitants parlent de leur prochain départ, demain.

      – Mark viendra, n’est-ce pas, Édouard? dit madame Mordaunt. Je me demande où il a pu être toute la journée. L’as-tu vu depuis ce matin?

      – Non, le pauvre enfant, non… Il a presque perdu la tête. C’est un bon ouvrier, pourtant; aussi ferme à l’ouvrage que pas un. Avant de venir ici, il était industrieux; mais n’avoir rien à faire! ça lui a dérangé l’esprit. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il soit tombé en mauvaise compagnie! Ce n’est pas sa faute, non, quoiqu’il ne faudrait pas le lui dire. Mais ce n’est pas étonnant. Oui, il viendra, et il sera bien heureux de venir.

      – Oh! maman, maman! s’écria la plus jeune fille, se levant alarmée par un bruit de l’extérieur.

      – Écoute, Édouard, écoute! fit la mère effrayée; le tocsin! Mark, Mark, mon pauvre cher enfant, où est-il?

      Mordaunt se leva et prêta l’oreille. Le lugubre tintement des cloches augmentait de plus en plus, et de nombreuses clameurs semblaient annoncer un incendie considérable.

      – Vite! s’écria Mordaunt; Ellen, mon chapeau! N’ayez pas peur, enfants, j’espère que ça ne sera rien.

      Il allait se précipiter vers la porte, quand elle fut tout à coup ouverte; un grand jeune homme maigre, à la mine hâve, égarée, entra et la referma violemment.

      Il paraissait ivre.

      – Hourra! en voici un autre! Ça va, ça va, ma mère! Nous vous tirerons de là, quand nous devrions brûler toute la ville! Vive le feu, ma mère!

      – Mark, dit sévèrement Mordaunt en saisissant le jeune homme par le bras, je t’ai averti, tu ne coucheras plus ici, si tu as commis ce crime. Tu es mon fils, mais n’importe, je ne garderai pas chez moi un incendiaire. Ainsi, va où tu voudras, il n’y a plus place ici pour toi.

      – Oh! Édouard, Édouard, pardonne-lui cette fois.

      – Bah! qu’est-ce que ça fait? s’écria le jeune homme échappant, en chancelant, à l’étreinte de son père. Il nous faut de l’ouvrage, n’est-ce pas? Ils sont riches – nous prenons garde à ça – ils reconstruiront, ça ne les appauvrira pas et ça nous donnera du pain. Justice! c’est tout ce que nous voulons! hurla-t-il en se jetant tout de son long devant le foyer éteint.

      – Tais-toi, dit le père.

      – Voyez, reprit Mark montrant du doigt sa mère et ses sœurs qui s’étaient groupées avec effroi au milieu de la chambre; voyez, elles n’ont ni feu ni à manger. Brûlez donc tout, c’est moi qui vous le dis; c’est ce que je ferais, moi!

      – Je te dis que tu ne coucheras pas ici, dit Mordaunt. Si tu ne viens pas m’aider à remédier au mal que tu as fait, j’irai te dénoncer moi-même, quoique tu sois mon propre fils – oui, Mark!

      Il se leva et courut à la porte.

      – Bon Dieu! exclama-t-il, après l’avoir ouverte, en voyant les lueurs embrasées qui se réfléchissaient au ciel et rougissaient jusqu’au tapis de neige étendu sur les rues et les maisons; bon Dieu! quel spectacle! Marguerite, amène-le ici. Tu m’entends, je ne puis supporter ça, quoique je sois son père! Mon Dieu! mon Dieu! ajouta-t-il en étendant ses bras vers la populeuse cité et en se précipitant à travers la neige; voyez, mon Dieu, ce que font de nous ces ministres aveugles! nous venons leur demander du travail, et ils nous rendent criminels…

      Montrez-vous maintenant, grands champions du peuple, et contemplez ce spectacle! vous qui vous posez comme les défenseurs des droits du peuple et le grisez de vos fables politiques, contemplez-le! Il n’y a pas d’invention ici. Le tocsin a souvent retenti à vos oreilles, et les sinistres lueurs d’une conflagration ont souvent brillé sur vos maisons. Êtes-vous capable de calmer les souffrances de ce pauvre père? Pouvez-vous sécher les larmes qui jaillissent des yeux de cette mère outragée, et pouvez-vous mettre un terme aux tiraillements qui déchirent les entrailles de leurs enfants affamés? Ils sont venus pour travailler, pour être honnêtes au milieu de vous, pour vous être utiles, et voyez ce qu’ils sont!

      Le