de nos misères pendant la traversée? Mais à quoi pensent-ils les gens d’ici? Pensent-ils que parce qu’un homme est pauvre, parce qu’il est honnête, parce qu’il travaille pour manger, il ne respecte pas sa famille? Pensent-ils que ce n’est rien d’avoir renoncé à sa petite maison, si humble qu’elle fût, qu’il avait mis des années à élever et qu’il en était venu à aimer? Pensent-ils que ça n’a rien été pour sa femme et ses enfants de quitter leurs amis et leurs compagnons, tous ceux qui leur étaient chers, pour venir au milieu d’étrangers qu’ils ne connaissaient pas et qui ne les connaissent pas? N’est-ce rien que tout ça? Et serions-nous jamais venus ici, sans les journaux et les imprimés qu’on fait pleuvoir sur nos villes pour nous allécher? Non, sans doute. Mais ces articles étaient-ils vrais? Si on nous avait dit qu’il n’y avait pas d’ouvrage ici, qu’il y avait des milliers de mains oisives, est-ce que nous serions venus? Aurions-nous déserté la patrie, nos amis, nos parents? Est-ce que nous aurions, pour émigrer, dépensé jusqu’au dernier schelling que nous avions épargné avec tant de peine? Je dis que ça n’est pas juste, que c’est cruellement inique, et personne ne peut dire autrement. Ah! il y a ici quelque chose qui ne va pas, Guillaume, je le dis et le répète.
Oui, Mordaunt, votre plainte est fondée, «il y a quelque chose qui ne va pas». Oui, les Canadiens devraient certainement se rappeler, quand ils envoient leurs invitations aux crédules enfants de l’ancien monde, quand ils les engagent à déserter leur modeste chaumière pour venir s’établir sur une terre étrangère lointaine, ils devraient se rappeler que, si étroites que soient leurs habitations, elles leur sont chères; que leurs affections, leurs amitiés, leurs relations, leurs habitudes forment un réseau de jouissances bien dur à briser; que pour le rompre, ce réseau, il leur en coûte beaucoup aux pauvres gens, et que par conséquent leur récompense ne devrait pas être mesquine! Oui, ils devraient avoir quelque chose à leur offrir en retour. Et c’est là une pauvre consolation pour eux que de les accueillir à leur débarquement, avec une main décharnée, un œil famélique et de les lancer dans des villes égoïstes, inhospitalières, sans asile, sans pain, pour grossir la marée de misère que le peu d’encouragement donné aux manufactures et la honteuse politique de l’Angleterre poussent sans cesse autour de ses colonies de l’Amérique septentrionale.
L’hôte qui convie un étranger à sa table voit à ce qu’il y ait à manger chez lui et à ce que sa huche ne soit pas vide.
Vous êtes le grand hôte, ô Canadien! votre maison est très vaste, et quand l’étranger, convié par vous, vient s’asseoir à votre table, quand il y vient, n’ayant pas de toit pour s’abriter, pas de pain à manger, et épuisé par le voyage, et le cœur gros de la patrie qu’il a laissée, il pense que vous lui donnerez cette hospitalité que vous lui avez offerte, sans qu’il vous l’ait demandée, cette hospitalité à laquelle il a droit! Mais alors vos bras sont-ils ouverts, votre huche est-elle pleine, ou la famine siège-t-elle en votre demeure?
Les préparatifs de la famille pour son départ étaient peu nombreux: ils se firent en silence.
Il semblait si terrible aux Mordaunt d’arracher leurs pauvres petits à l’abri même d’une aussi chétive habitation, pour les entraîner par la neige à travers les fatigues d’un long voyage; et il leur semblait si affreux en même temps de laisser derrière eux leur chère et malheureuse fille, qu’ils n’osaient ni se confier leurs angoisses, ni même se regarder pendant ces tristes apprêts.
Quand ils furent sur le point de partir seulement, Mordaunt, séchant les larmes qui gonflaient ses paupières, et faisant appel à toute sa force morale, s’écria d’une voix altérée par l’émotion:
– Chers enfants, nous allons entreprendre un pénible voyage, mais chaque pas nous éloignera du lieu de nos infortunes et nous rapprochera d’une patrie où j’espère que tous, un jour, nous serons à l’abri du besoin. Cet espoir, enfants, doit nous encourager et nous aider à triompher gaiement des difficultés. Il y a pourtant une chose qui nous attristera. Nous ne sommes pas au complet. La Providence veut que nous laissions Madeleine derrière nous. Tous nous l’aimons, Madeleine; ah! oui, bien tendrement. Mettons-nous donc à genoux pour recommander la pauvre égarée à Celui qui peut la sauver, et demandons-lui de la ramener au logis, à ce logis que nous allons de nouveau chercher et où nous pourrons tous être heureux, comme c’est le vœu de notre Créateur.
Ils se prosternèrent autour de lui, élevant leurs mains jointes vers le ciel et priant le dispensateur de toutes choses de les protéger pendant la longue route qu’ils allaient commencer.
Dans cette ardente prière, Madeleine ne fut pas oubliée. Chacun des assistants supplia Dieu de l’avoir en sa sainte garde.
S’étant relevés, ils ramassèrent quelques minces paquets qui composaient tout leur avoir et quittèrent le galetas.
C’était réellement un triste asile, bien désolé, bien battu par la tourmente; cependant ils se retournèrent plus d’une fois pour lui adresser un dernier regard comme à un vieux ami.
Ils s’arrêtèrent même à quelques pas pour le contempler. Et alors leur sein était agité, leurs yeux pleins de pleurs.
Mordaunt considéra douloureusement la misérable cabane, puis ses enfants, désormais lancés dans un monde égoïste, n’ayant pas un toit pour s’abriter, et à peine couverts de haillons. À ce tableau, le courage parut abandonner le malheureux père de famille. Joignant les mains, avec une expression de douleur déchirante, il hésita.
– Viens, Édouard, viens; il le faut, dit sa femme en le tirant doucement par la manche de son habit; c’est notre devoir, et le ciel nous aidera.
– Merci, merci, Marguerite!
Ayant dit ces mots, il fit un effort pour chasser les sombres préoccupations qui assombrissaient son esprit et se mit en marche.
Sa femme et ses enfants le suivirent, et ainsi cette famille partit, à travers des neiges mortelles, à la recherche d’une ville plus industrieuse.
Pauvres gens, sans patrie, que dis-je? sans feu ni lieu maintenant, où allez-vous?
– Nous allons au pays qui nous donnera du pain; au pays qui donnera du travail à nos mains, pour que nous puissions nourrir nos enfants.
Venez, ô vous Canadiens, venez, vous hommes du peuple, vous patriotes et hommes d’État, et considérez cette scène! vous qui réclamez si haut les droits du peuple; vous qui prétendez être les gardiens de la prospérité commune; vous qui vous dites les défenseurs de l’humanité, les amis du bien public, contemplez le départ, l’exode de votre pays provoqué par le manque de pain!
Oui, vous voulez que le peuple soit dignement représenté dans vos assemblées parlementaires; vous voulez qu’il ne manque pas de politiciens pour le protéger contre la corruption et l’injustice; vous voulez qu’il obtienne de grandes réformes, qu’il soit libre; vous voulez lui faire un Élysée politique, afin que les habitants du vieux monde envient son indépendance; vous voulez cela, n’est-ce pas?
Mais au moment même où le son discord de vos voix arrive à ses oreilles, ce peuple s’enfuit désappointé, dégoûté de votre pays; à ce moment le cri d’une foule d’hommes sans emploi, sans autre ressource que de mourir de faim, traverse l’Océan pour aller prévenir l’émigrant et l’aventurier contre vos rives inhospitalières!
Et votre Canada, malgré l’immensité de ses richesses naturelles, est désert au dedans, déprécié au dehors.
Qu’importent, je vous le demande, vos réformes constitutionnelles, si les gens pour qui vous les fabriquez manquent de pain?
Rien de mieux, sans doute, de les rendre libres et de les protéger contre la corruption et l’injustice; mais si c’est pour qu’ils puissent errer en masse à la recherche d’une insuffisante pitance, oh! de quelle utilité leur sera votre liberté?
Que font à cette pauvre famille, à ces parents courbés par le malheur et à ces enfants épuisés par le manque de nourriture et obligés de se mettre en route, au cœur de l’hiver, pour aller demander à un autre pays le travail