Emile Chevalier

Le gibet


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miss Sherrington! miss Sherrington! supplia Coppie.

      – Vous nous avez cependant donné votre parole, master Edwin, reprit sévèrement le nouveau venu.

      – C’est vrai, monsieur; mais…

      – Mais monsieur s’est entiché d’une peau noire, insinua Rebecca avec plus de dépit peut-être qu’elle n’en aurait voulu montrer.

      – Pouvez-vous supposer, miss?…

      – Je ne suppose rien. Les faits sont là.

      Et de son index, la jeune fille désigna le journal.

      – Mais cette gazette n’affirme point; au contraire. D’ailleurs…

      – Oh! je sais bien que vous n’êtes pas embarrassé pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous êtes libre, M. Coppie, je ne vous blâme point de mettre vos dispositions chevaleresques au service des négresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrétion de ne vous pas présenter dans les maisons honorables et honnêtes.

      Ces mots furent prononcés avec une amertume qui déconcerta tout à fait le jeune homme.

      – Oui, honorables et honnêtes, ma fille a raison, répéta M. Sherrington en se balançant dans sa berceuse.

      – C’est donc un congé? murmura Edwin.

      Rebecca ne répondit point. Mais son père prit la parole pour elle:

      – Je crois, dit-il, que vous devez le considérer comme tel.

      – Mais, monsieur! mais, mademoiselle! s’écria Edwin d’un ton profondément ému, je vous jure qu’à ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils étaient si malheureux ces pauvres gens… la jeune fille surtout…

      Cette dernière réflexion arrivait mal à propos. Elle acheva d’exaspérer la bouillante Rebecca.

      – Osez-vous bien, s’écria-t-elle impétueusement, osez-vous bien défendre cette créature en ma présence! Avez-vous le dessein de m’insulter?

      – Moi! moi, vous insulter! Ô Rebecca, vous êtes injuste! proféra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis l’enfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes; que je donnerais gaiement ma vie pour vous éviter le plus léger chagrin…

      – Vous le prouvez joliment! dit-elle avec aigreur et en se levant.

      – Prenez, s’il vous plaît, une autre position, master Edwin, dit M. Sherrington. Vos procédés sont messeyants.

      – Monsieur s’imagine sans doute être dans une société africaine, reprit Rebecca de sa voix cruellement railleuse.

      – Vous ne voulez donc pas m’entendre? dit Coppie en l’arrêtant par le bras, après s’être relevé.

      – Non.

      – Quoi! Rebecca…

      – Monsieur! fit-elle avec un geste de superbe intraduisible.

      Un nuage couvrit le front du jeune homme.

      – Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je vous ai sauvé la vie ce jour où vous patiniez sur le Mississipi, et où la glace se brisa sous vos pieds? Dois-je vous le rappeler? s’écria-t-il sourdement.

      La jeune fille baissa la tête et demeura comme clouée sur place.

      – Bon, bon, s’interposa M. Sherrington. Si nous sommes vos débiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.

      Déjà celui-ci se reprochait la vivacité de son apostrophe.

      – Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire; mais croyez que l’excès de mon amour pour miss Rebecca seul l’a arraché. Depuis mon bas âge ne me suis-je pas habitué à la considérer comme ma prétendue? N’ai-je point appris à estimer les mille qualités qui la distinguent et en font l’ornement de son sexe? Aujourd’hui j’arrive; j’accours plutôt, après avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique vous le considériez mauvais avec beaucoup de gens fort sensés et fort recommandables; je rêve au bonheur de revoir ma fiancée; je forme cent projets de félicité pour elle et pour moi, et voilà que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me précipitez du paradis dans l’enfer…

      Ce disant, la voix de Coppie s’était attendrie; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brûlantes, sur la main de Rebecca qu’il avait prise dans la sienne.

      Cette main, la jeune fille la retira en tremblant; et, avec un effort pour dissimuler l’émotion qui la gagnait, elle dit à Edwin:

      – Si mon père veut vous pardonner?…

      – Eh bien? fit-il passionnément.

      – Je suis, répondit-elle, soumise à sa volonté.

      – Vous me pardonnerez aussi!

      – Je ferai suivant ses désirs, repartit quelque peu sournoisement Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.

      Les jambes croisées l’une sur l’autre, le haut du corps penché en arrière, M. Sherrington avait assisté à la fin de cette scène en contemplant attentivement le plafond.

      Le brave esclavagiste préparait un discours en trois points, pour prouver à son gendre futur l’excellence de ses doctrines.

      – Voyons, maître Edwin, asseyez-vous là et causons un peu, dit-il, quand Rebecca fut partie.

      Coppie prit le siège qui lui était indiqué, et son interlocuteur poursuivit:

      – Je vous réitérerai d’abord ce que je vous ai dit plus d’une fois: je ne donnerai jamais ma fille à un de ces misérables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, maître Edwin. Je n’aime ni les républicains, ni les démocrates; petit-fils d’un lord d’Angleterre, d’un membre de la Chambre haute, je mentirais à mon sang, à mes traditions de famille, si je mésalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas d’aussi bonne maison que nous, j’ai jadis jeté les yeux sur vous, parce que vous comptez des gentilshommes parmi vos aïeux; puis enfin parce que, sans vous, ma fille…

      – Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.

      – Bien, mon ami. Cependant, malgré ce service inappréciable que vous nous avez rendu, je vous déclare que si vous ne changez pas complètement vos opinions, Rebecca ne sera point à vous.

      Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit à examiner les dessins du tapis étendu sur leurs pieds.

      – Oui, continua M. Sherrington, je l’aimerais mieux morte que mariée à un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqué la séparation de ce pays d’avec la mère-patrie. Ce sont eux qui l’infectent de théories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de l’ordre public; eux qui le pousseront à sa perte, malgré les apparences d’une prospérité trompeuse, si on n’arrête à temps leurs exécrables progrès. Qu’avez-vous à dire d’ailleurs contre l’esclavage? N’a-t-il pas toujours existé chez tous les peuples du monde? Dieu ne l’a-t-il pas consacré? La Bible ne vous l’apprend-elle pas? La religion catholique l’approuve comme la religion protestante. Les Espagnols, et après eux les Portugais, firent des esclaves dans l’Amérique méridionale. Si notre glorieuse Elisabeth d’Angleterre arma le premier navire chargé de faire la traite des noirs, le pape qui trônait alors à Rome bénit l’expédition, et il n’y eut pas, depuis jusqu’à ce fauteur de troubles, ce George Washington…

      – Ah! monsieur, respectez au moins la mémoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, s’écria Coppie, incapable de se contenir davantage.

      – Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, était propriétaire d’esclaves. Non seulement ce grand émancipateur se garda bien d’en affranchir un seul, mais il sanctionna l’esclavage des nègres