malheureux contribuent puissamment, néanmoins, à la colonisation du Nouveau-Monde. Ils en furent les premiers pionniers, depuis la découverte du Saint-Laurent par Jacques Cartier, en 1534; aujourd’hui encore on les voit marcher à la tête de la civilisation, au défrichement du désert américain. Partout ils ont transplanté dans les États de l’Ouest notre gaieté, notre esprit d’aventures, nos dénominations de localités. Ils s’étaient établis dans le Michigan, le Wisconsin, l’Ohio, l’Illinois, le Mississipi, le Missouri, la Californie, le Minnesota, bien avant l’arrivée des Anglo-Saxons; dès 1851, ils se jetaient en nombreuses caravanes dans le Kansas! Et quels singuliers colons que ceux-là! Il y avait des médecins, des avocats, des notaires, des professeurs, des gens de lettres, des hommes de cape et d’épée, jusqu’à des prêtres qui avaient jeté le froc aux orties! Un des premiers journaux fut rédigé en français et publié à Leavenworth, capitale en espérance, riche à l’heure qu’il est de sept ou huit mille habitants, appelée à en avoir cent dans un quart de siècle! L’intéressant tableau qu’il y aurait à peindre!… Mais nous devons nous arrêter pour reprendre le fil de notre récit.
IV. Le Kansas et les Brownistes
Le Kansas est, présentement, l’État le plus occidental de l’Union américaine. Sa superficie atteint 250 000 kilomètres carrés. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, à l’est les États de Missouri et d’Arkansas, au sud et à l’ouest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.
Un Français, nommé Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivière qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cédé, en 1803, avec elles, aux États-Unis par Napoléon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son règne.
«Abandonné aux tribus indigènes qui venaient mettre leur indépendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visitées par les voyageurs, ce n’est que dans ces derniers temps que le pionnier américain, précurseur des immigrants, est venu y planter sa tente».
Composées de grasses et fécondes vallées qu’arrosent des cours d’eau superbes, comme le Kansas, l’Arkansas, la Plata et une foule de petites rivières, favorisées par un climat tempéré, traversées par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement fréquentées pour aller, par terre, de l’Atlantique au Pacifique, on s’étonne que cette région n’ait pas été plus tôt ouverte à l’industrie.
Il est difficile de concevoir, s’écrie un touriste, que pendant des milliers d’années cette contrée ait été un désert inculte et solitaire[3].
En 1855, elle n’avait cependant pas encore été admise à la dignité d’État et n’était qu’un simple territoire, sans législature particulière. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le théâtre du mouvement politique dont tout le reste de la république fédérale ressentait le contrecoup. Deux partis considérables s’y disputaient, avec acharnement, la suprématie: celui-ci défendait l’esclavage de toutes ses forces, celui-là le repoussait avec énergie; et l’on sait que telle est la cause du différend qui existe depuis plus d’un demi-siècle entre les Américains du Nord et les Américains du Sud.
Durant l’exercice législatif de 1853-54, M. Douglass, sénateur au congrès pour l’Illinois, était parvenu à faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antérieur, célèbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait l’introduction de l’esclavage dans le Kansas.
L’adoption de ce bill poussa à son comble l’animosité des deux partis. Ils rivalisèrent d’efforts pour s’emparer du pays, en y établissant des défenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prétexte d’une immigration légitime parfois, et parfois sans déguisement aucun, on érigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un système de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une résistance déterminée. Il en résulta d’abord un développement aussi soudain qu’inouï de la population du Kansas; puisque, quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns réclamant l’abolition de l’esclavage, les autres son introduction) vinrent éprouver leurs forces au scrutin, il s’éleva des rixes, des combats qui prirent le caractère de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle s’envenima bientôt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.
En 1855, leur irritation, leur fureur, étaient à leur comble.
À cette époque, dans une ferme sur la frontière du territoire et du Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.
Cet homme était dans la force de l’âge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie était hardie: elle respirait l’intelligence, mais dénotait l’opiniâtreté. Doué d’une constitution musculeuse, d’un esprit solidement trempé, il était propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste s’éclairait parfois d’une mansuétude infinie. Mais, ordinairement, il inquiétait et fatiguait.
Assurément, une pensée dominante, pensée de tous les instants, de toute l’existence, absorbait cet homme.
Il se nommait John Brown mais on l’appelait communément le capitaine Brown ou le père Brown (old Brown).
Le capitaine Brown était la terreur des esclavagistes, l’espoir de abolitionnistes.
Depuis bien des années, il combattait de la voix et des bras pour l’émancipation des nègres.
«Celui qui dérobera un homme et le vendra sera mis à mort», répétait-il fréquemment, – d’après Moïse, – à ses enfants.
Sa vie avait été un roman en action. Il la devait terminer en héros de l’antiquité.
Né en 1800 à Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pères Pèlerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans l’Amérique du Nord un refuge contre les persécutions auxquelles leur secte était en butte dans la Grande-Bretagne.
John Brown était âgé de six ans quand son père quitta le Connecticut pour se fixer dans l’Ohio.
Là, il reçut une éducation sévère, dont les pratiques de la religion protestante constituèrent la base principale.
À seize ans, il se fit recevoir membre de l’Église congrégationaliste d’Hudson.
«À dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses études pour le ministère académique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le força à abandonner cette carrière. Son précepteur, le révérend H. Vaille, dit que c’était le plus noble cœur qu’il eût jamais rencontré.
À vingt et un ans, John Brown épousa, en premières noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.
En 1827 ou 28, il alla s’établir à Richmond, comté de Crawford[4]. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.
Ce fut à partir de cette époque que ses idées commencèrent à se fixer sur les horreurs de l’esclavage et à chercher les moyens d’y mettre un terme.
Son fils John dit, dans une lettre écrite le 3 décembre 1859, le lendemain du martyre de son père: «Ce fut immédiatement après la mort de ma mère que j’entendis mon père dire pour la première fois, qu’il était résolu à vivre pour venir en aide aux opprimés».
Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondément affecté par la mort de sa femme, et qu’il pensa un instant ne lui point survivre.
Quoi qu’il en soit, à Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de l’esclavage, il apprit à juger cette détestable institution; jura de consacrer le reste de ses jours à son anéantissement.
Dès lors, il prêche l’émancipation; mais il prêche dans le désert. On ne l’écoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace; sa vie est en péril.
Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et découvre que l’abaissement du niveau intellectuel chez les nègres, tout autant que la cupidité