Emile Chevalier

Le gibet


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boissons est bientôt atteint du delirium tremens qui l’emporte avec la rapidité de l’éclair. Fortuné est-il quand, dans un accès de surexcitation nerveuse, il ne s’est pas déshonoré par un crime. Gens de la campagne, qui venez défricher les plaines de l’Amérique, condamnez-vous à l’eau et commencez une réforme en mettant le pied sur le paquebot transocéanique. Vous ne sauriez vous habituer trop tôt aux privations.

      On peut s’embarquer dans les ports de France, mais il vaut mieux se rendre d’abord à Liverpool où, pour 160 francs, un vapeur transporte et nourrit un passager jusqu’à New-York ou Québec. La compagnie des bateaux de la ligne anglo-américaine fournit tout, à l’exception de la literie… Si vous prenez la ligne canadienne, le meilleur marché, en débarquant à, Québec, un steamboat conduit pour cinq francs à Montréal; de là il est facile de gagner, à un prix très modique, la partie du Canada ou des États-Unis où l’on désire planter sa tente. Ce n’est pas une métaphore. La tente, puis la hutte, sont les demeures premières du colon, car du séjour dans les villes ou même dans les villages, il n’en faut pas parler, à moins que l’on n’apporte avec soi de gros capitaux.

      Mais j’imagine que vous ayez acheté pour quelques francs une étendue de terrain cent fois plus grande que votre village de France et que vous soyez entré en jouissance de ce superbe domaine[2]; c’est ordinairement une forêt vierge, ce que l’on appelle terre en bois debout, ou une savane. Commencez par construire votre cabane. Elle formera un carré. Les murailles seront composées de troncs d’arbres couchés horizontalement les uns sur les autres, avec des entailles à chaque bout pour les emboîter. La glaise remplira les interstices. Quelques voliges constitueront le toit. À défaut de plancher, ce seront des branchages. Le sol à l’intérieur sera battu comme l’aire d’une grange. Une petite fenêtre à quatre carreaux en parchemin, puis en verre, l’éclairera. Avec des ais ou des rameaux de sapin vous ferez votre lit. Un poêle en fonte, une marmite, des écuelles, un banc, vos malles, voilà le mobilier. La farine de maïs, le porc, le bœuf salé, les pommes de terre (patates) sont chargés de vous sustenter, pendant les premières années au moins. À peine organisé, vous vous mettrez au travail. Il faut faire la guerre à la forêt. On y porte le feu. En détruisant les herbes, les lichens, les plantes de toutes espèces, les arbustes, l’incendie amoncelle sur le sol des couches de cendre qui en stimuleront les capacités productives, dès qu’il aura reçu des semences. Mais ce ne sera guère que dans cinq ans qu’il paiera le colon de ses labeurs et de ses déboursés.

      Suivons pas à pas les progrès de celui-ci.

      Notre homme prend possession de sa terre le 1er mai 1864, par exemple. Le 24 juin, il pourra avoir défriché, c’est-à-dire abattu avec sa cognée tous les arbres demeurés debout après l’incendie, et planté de pommes de terre deux acres. Le 24 août, il aura découvert six autres acres. Il mettra autant de temps pour empiler le bois, afin de le brûler. Mais, comme l’entassement (loggins) s’opère ordinairement en un jour, en faisant un bee (prononcez bie), ce qui consiste à appeler à son aide tous les voisins, et comme il doit naturellement rendre à chacun d’eux un jour pour semblable assistance, cet échange de travail le mènera jusque vers le 24 octobre. Je lui accorde ensuite jusqu’au 1er décembre pour couper son bois de chauffage, et le laisse passer l’hiver, saison qu’il emploiera à préparer du bois de construction en un chantier au milieu de la forêt, dans un rayon de 30 à 40 lieues ou même plus de chez lui. Son travail lui sera payé sur le pied de 60 fr. par mois, nourriture comprise. Au chantier, il demeurera jusqu’à la fin de mars. Ainsi, il aura gagné 240 fr. Le bois de ses huit acres de terre aura produit 480 boisseaux de cendre, et, en admettant qu’il n’ait ni le temps ni les ustensiles nécessaires pour transformer ses cendres en potasse, il pourra les vendre de 2½ à 3 sous le boisseau, et réalisera ainsi de 60 à 70 fr. Or, en ajoutant ces 60 aux 240 fr. déjà gagnés au chantier, il sera possesseur de 300 fr., somme suffisante pour payer le porc, la farine et le thé (boisson en usage), dont il aura besoin pendant les sept mois finissant au 1er mai 1865, sans mettre en ligne de compte les économies de farine qu’il lui sera facile de faire au moyen de ses pommes de terre. En revenant de son chantier, le 1er avril 1865, il pourra, dans les parties tempérées de l’Amérique septentrionale, défricher 2 acres, lesquels, avec les 2 acres défrichés le printemps précédent et les 6 acres défrichés pendant l’été, lui donneront 10 acres de terre propre à la culture et environ 120 boisseaux de cendre, valant de 15 à 17 fr. Il sèmera sur cette terre trois acres de blé, cinq d’avoine et deux de pommes de terre. Son blé lui donnera en moyenne 20 boisseaux par acre, desquels il tirera aisément 12 quarts ou barils de farine. En défalquant de cette quantité 6 quarts qui, avec les pommes de terre, seront consacrés à son usage personnel, il aura un surplus de six quarts. Chaque quart vaut, à bas prix, 35 fr. Le colon se fera donc environ 210 fr. avec les 6. En retranchant de cette somme 80 fr. pour le porc, il lui restera autant que je lui ai alloué pour la première année. Maintenant, le voici approvisionné pour jusqu’à novembre 1865, et il a en caisse 175 fr. Les cinq acres d’orge produisent 175 boisseaux, valant, disons 2 fr. chacun, ce qui lui donne 350 fr. pour le tout. Le rendement de ses quatre acres de pommes de terre, ou deux acres chaque année, devra être d’environ 800 boisseaux. Nous lui en céderons la moitié pour la consommation domestique et l’élevage de deux ou trois porcs. Il aura donc un excédant de 400 boisseaux. En les mettant au minimum à 1 fr. le boisseau, sa récolte lui rapportera 400 fr.

      Ainsi, avec les cendres, la farine, l’avoine et les pommes de terre, il se sera fait 925 fr. Déduisons à présent, de cette somme, 165 fr. pour le sel, le poisson fumé, le thé et la semence, et on trouvera encore, au crédit de notre colon, une balance de 760 fr.; voilà assurément un beau résultat, mais nous avons compté avec le beau temps et tous les avantages possibles, qu’on ne l’oublie pas!

      Admettons que l’été de 1865 ait été passé aussi industrieusement et aussi favorablement que celui de 1864. Le colon ne peut plus retourner au chantier. Il faut qu’il batte, fasse moudre son grain et défriche encore. Il devra avoir, au mois de juin suivant, vingt acres prêts à recevoir la semence. Sa terre exigera le labour, sa petite famille une vache. Une paire de bœufs lui coûtera 400 fr., une charrue avec la chaîne 80 fr., la vache 100 fr., ce qui réduira ses 760 à 180 fr., somme affectée aux dépenses accidentelles. Je n’alloue rien pour le savon et la chandelle, parce que le premier se fabrique habituellement à la ferme avec les cendres et les rebuts de graisse. Quant à l’éclairage, on peut, en commençant, se servir de torches de pin sec ou de cèdre; rarement les colons achètent du sucre. Ils en font eux-mêmes, l’érable leur fournissant, en abondance, les matières saccharines nécessaires. Je puis affirmer, par expérience et sans crainte d’être démenti, que le sucre d’érable est meilleur et plus hygiénique que le sucre de canne ou de betterave. Le sirop qui découle de cet arbre si précieux, forme une boisson très agréable; c’est aussi un remède contre une foule de maladies. La préparation du sucre est d’une simplicité patriarcale et n’entraîne presque aucun déboursé. Chaque habitant peut faire le sien. Il est des gens qui exploitent en grand cette industrie et réalisent des bénéfices considérables.

      La troisième année, le colon ou squatter, comme on l’appelle, fera naturellement de plus gros profits. À son fonds il ajoutera quelques moutons, un cheval et quelques têtes de gros bétail. En 1867, il sera, Dieu aidant, en état de payer, avec intérêt et sans gêne, le capital qui lui aura été prêté en 1864, ou de rentrer dans ses avances. Sans doute cet aperçu a un côté séduisant. Mais je n’ai point fait la part de la grêle, de la gelée, des pluies continues, de la sécheresse, de la mouche hessoise qui, depuis quelques années, fait d’affreux ravages dans l’Amérique du Nord. Et la maladie de la pomme de terre; et la concurrence; et la difficulté des voies de communication et six mois d’hiver avec des froids de 20° à 30° Réaumur; et des chaleurs tropicales en été; et des bouleversements atmosphériques qui, en quelques heures, quelques minutes parfois, font varier le thermomètre de 10 à 20 degrés et les mille incommodités qui assaillissent l’émigrant sur la terre étrangère!

      Je terminerai cette exposition en répétant à mes compatriotes de ne pas se laisser prendre aux promesses décevantes des agents d’émigration qui parcourent la France pour racoler nos bons et laborieux campagnards. L’Amérique