maison, pour nous rafraîchir, car j'ai soif.»
Les deux monarques allèrent amicalement se rafraîchir dans la case royale:
Or, il est temps de vous dire que le roi de l'île inconnue avait la plus belle femme de tous ses états. C'était un vrai colosse: cinq pieds huit à neuf pouces; une peau comme une peau d'orange, mais douce comme un gant, et des appas relevés en bosses d'or, et à coups de palan, jusqu'au menton. Aussitôt que Nasica Ier eut vu la reine, il dit au mari de cette aimable princesse: «Voilà qui n'est pas mal, et je ferais bien mon affaire de votre femme.
– Vous êtes trop bon, lui répondit le roi; mais j'en fais moi-même mon affaire aussi, et tout seul.
– C'est dommage. Je voudrais dire un mot en particulier à la reine sur la politique des deux états.
– Mon épouse, répondit le roi, n'entend pas la politique, et je l'entends bien mieux qu'elle.
– C'est égal, je la lui apprendrai. Sors pour un instant, mon ami, tu me feras plaisir.»
Le roi, qui ne voulait pas trop se fâcher avec l'empereur, sortit pour un instant, en faisant une mine à faire trembler tout son royaume.
Une fois que l'empereur fut seul avec la princesse, il voulut prendre des libertés, à la bonne matelotte. Mais la princesse, qui était bien élevée, lui dit avec modestie, et en lui donnant une tape à poing fermé: «Est-ce que tu voudrais nous embêter, beau prince?»
Le prince rengaîna pour l'instant son compliment d'ouverture et ses libertés.
Après avoir donc été repoussé avec perte, l'empereur changea la conversation. La princesse fit tomber l'entretien sur les nez.
«Beau prince, dit-elle, voilà le premier nez de cette façon que je vois dans ma vie. Voulez-vous me permettre de le toucher?
– Avec plaisir, princesse. Il est de taille; mais, comme on dit, jamais grand nez n'a défiguré un beau visage.
– Ce que vous me dites là, bel empereur, est méchant, et c'est peut-être parce que je n'ai pas de nez moi-même, que vous me récitez ce compliment. Mais il m'est avis que vous avez la peau blanche.
– Oui, c'est un agrément que je me suis donné en naissant.
– Cela vous plaît sans doute à dire, car on n'est pas maître de se faire la peau soi-même.
– Pardonnez-moi, et si vous le désiriez, je vous blanchirais la vôtre.
– C'est une plaisanterie, sans doute; mais pour la farce, je serais bien aise d'en essayer.»
Voilà-t-il pas, mes amis, que cette princesse, qui avait commencé par bégueularder, par donner une taloche à Nasica, se mit, pour avoir la peau blanche, à se laisser aller avec le courant.
Dans cette entrefaite arrive le roi son époux, qui s'ennuyait de tenir la chandelle à la porte de sa maison.
«Je voudrais bien savoir ce que vous faites là avec mon épouse? demanda-t-il à l'empereur.
– Mais j'étais occupé à faire quelque chose à la princesse.
– C'est bon, répond le roi; mais, selon les lois du pays, il faut que je rende la pareille à Votre Majesté. Avez-vous une femme dans votre île?
– J'en ai cinquante, mon camarade, et tout ce demi-cent de femelles est à ta disposition.
– En ce cas-là, partons pour votre empire, car mon honneur ne sera vengé que lorsque j'aurai fait aux femmes de Votre Majesté ce qu'elle vient de faire à la mienne.
– Partons, dit l'empereur, je ne demande pas mieux.»
Le roi de l'île inconnue était malin, mais il n'avait pas plus de méfiance qu'un nouveau-né. Il s'embarque avec l'empereur sur la pirogue royale, et voilà la flotte qui revient dans l'empire de Nasica.
A son arrivée, il y eut des fêtes et de la boisson à discrétion pour tout le monde: «Voyons, où sont vos femmes? demanda le roi inconnu à son camarade l'empereur, car il faut que mon honneur soit vengé!
– Mes femmes, mais je les ai toutes; prends-en tant que tu voudras, et venge-toi tant que tu le pourras. Je n'ai pas d'autre système.
– Ah! je vois bien que Votre Majesté m'a roulé, répondit tout haut le roi de l'île inconnue; mais je m'en souviendrai, se dit-il à lui même, en dedans et tout bas.
– Ah ça, voulez-vous, lui souffla dans le tympan de l'oreille l'empereur, voulez-vous savoir ma manière de régner?
– Ce n'est pas de refus, répond l'autre; donnez-moi une leçon de royauté.»
Vous vous souvenez bien, sans doute, que je vous ai déjà appris comment l'empereur avait hissé son trône au haut d'un grand arbre. Cet arbre était soutenu par des haubans qui venaient tribord et babord s'amarrer à terre sur de forts pitons de bois plantés en plein champ. «Bon, pensa le roi de l'île inconnue, en voyant cette installation: dans un pays où il y a beaucoup de rats de forêts, il ne sera pas malaisé de jouer un mauvais tour à mon empereur.»
Nasica monta donc sur son trône, et quand il fut assis, il commanda à son peuple un tas de manoeuvres qui étonnèrent le roi: «C'est beau! s'écriait-il, c'est superbe! mais la manoeuvre que je lui prépare sera encore plus belle que tout cela.»
Savez-vous ce que c'était que la manoeuvre qu'il préparait, le malin? vous allez le savoir.
Le roi, en visitant l'île, avait vu du coin de l'oeil qu'il y avait de gros rats partout, comme à bord d'une vieille carcasse de navire. Il demanda à son souper, pendant plusieurs jours, à manger du lard grillé. Et puis la nuit, sous prétexte d'un besoin, il allait graisser, avec le reste de ce lard, le pied des haubans qui soutenaient le mât du trône de l'empereur. Vous sentez bien que lorsque les rats, qui sont friands, se mirent à flairer l'odeur de cette graisse, ils ne manquèrent pas de rogner le bas des haubans. Les dents de ces animaux jouèrent tant, qu'en moins de quarante-huit heures les bas-haubans ne tinrent plus qu'à un fil carré. C'est alors que le roi, un jour qu'il ventait bonne brise, se mit à dire par manière d'acquit à l'empereur: «Je voudrais bien savoir si Votre Majesté aurait assez de toupet, au moment où l'on y pense le moins, pour faire venir tout son peuple autour de son trône.
– Crois-tu donc, camarade, que ce soit si difficile?
– Non, rien ne vous est difficile à vous; mais je voudrais bien le voir tout de même.»
Voilà que, sans ajouter un mot, l'empereur monte en vrai gabier sur son trône, son porte-voix de combat à la main. Mais, en mettant le pied sur ses enfléchures, il vint à penser à la parole que la vieille sorcière, que vous savez bien, lui avait dite avant son embarquement: «Le navire ne périra que par son gréement, rognona-t-il en montant. Il vente bonne brise aujourd'hui, et mes gueux de ministres ne visitent pas souvent mon haubantage: c'est égal, il ne s'agit pas de caponner devant le roi. En descendant, je ferai pendre les principaux de l'Etat.»
Au commandement de l'empereur, grimpé sur son trône, tout le peuple vint en courant, comme vous autres, sans comparaison, quand on commande le branle-bas général de combat à bord. Mais au moment où les habitans se poussaient comme des moutons au pied du mât du trône, ne voilà-t-il pas que les haubans larguent du bord du vent, et que le mât, qui n'est plus soutenu contre la raffale qui soufflait dur, craque en deux endroits, et qu'il tombe avec l'empereur au bout! Je vous demande un peu quel boucan de cinq cent mille diables cette avarie fit dans l'île! Le corps de l'empereur fut trouvé en quatre morceaux au milieu des parias du peuple, que la cassure du mât du trône avait écrasés comme des mouches. Mais la tête de Nasica tenait encore à ses épaules par ce tas de petits fils à voile en chair que nous avons dans le cou; et avant de fermer les sabords (les yeux) de sa batterie, il dit à ses ministres, qui étaient venus pour le relever: «Mes amis, la vieille sorcière avait raison: c'est par le gréement que mon navire a péri. Mais vous êtes tous des tas de gredins de n'avoir pas fait la visite de mes bas-haubans; et si j'avais seulement dix minutes de plus à vivre, je vous trouverais joliment votre marche.... Bonsoir....»
C'est