ce moment même le plénipotentiaire passager aborda nos deux commandans:
«Eh bien! graves et soucieux confidens d'Eole, que dites-vous de ce temps qui, quoique beau, nous contrarie dans notre route? Aurons-nous un coup de vent bientôt, ou voguerons-nous à pleines voiles vers notre destination, conduits et protégés par une brise légère?
– Quel fat! dit à part, à son collègue, le commandant de la Bramine.
– Quel sot plutôt! lui répond le commandant de l'Albanaise.
– En vérité, reprend le plénipotentiaire, je vous admire du plus profond de mon âme, Messieurs les marins. Il faut que vous ayez une grande vertu pour exercer votre profession.
– A la fin, monsieur l'envoyé du gouvernement, vous nous rendez donc justice. Vous convenez qu'il faut être doué de quelques qualités pour faire un bon marin.
– Mais, commandant, ai-je jamais refusé à ceux qui font le premier métier du monde la justice qui leur est due si légitimement? Personne plus que moi ne rend hommage au mérite dont il faut que l'homme de mer soit doué! et, comme je me suis fait l'honneur de vous le dire à l'instant même, j'admire en vous une vertu que l'on chercherait vainement dans ceux qui exercent une autre profession que la vôtre.
– Et quelle est donc cette vertu que vous admirez tant! Le courage?
– Oh! non: tout le monde en a.
– La franchise de notre caractère et de nos manières?
– Pas davantage; car, malgré les éloges que vous méritez sous ce rapport-là, la franchise n'est pas exclusivement le partage des marins.
– Mais quelle peut être enfin cette vertu que vous trouvez en nous seuls?
– La patience! Ne faut-il pas en effet que vous soyez cuirassés d'une angélique longanimité, pour vous résigner à supporter l'ennui d'une longue traversée, les contrariétés que vous font éprouver des mois entiers de calme ou de mauvais temps? Si encore, dans votre ennuyeuse carrière, quelques incidens inattendus, quelques espérances de gloire, venaient varier la monotonie de votre existence! Mais non, rien, rien que des tempêtes en temps de paix, et Dieu sait ce que c'est qu'une tempête! c'est toujours la même chose: de grands coups de roulis et quelques grosses lames qui viennent tomber à bord!
– Et vous appelez cela rien?
– Sans doute. M'avez-vous vu, par exemple, frémir le moins du monde, pendant la première bourrasque que nous avons essuyée en sortant du Détroit? Voyons, rendez-moi justice; ai-je sourcillé en face du coup de vent qui menaçait de nous démâter? Pendant que vous étiez dans l'anxiété en attendant l'événement, je riais avec nos jolies passagères, presqu'aussi résignées que moi. Et cependant, avant de m'embarquer, on m'avait fait redouter la mer et ses fureurs, le naufrage et ses angoisses. Tenez, mon cher commandant, cela soit dit sans vouloir diminuer votre mérite; votre mer ressemble un peu à ces bâtons flottans du Bonhomme:
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
– Ouf, dit le commandant à ce dernier trait d'ironie, je voudrais, pour deux des doigts de ma main droite, être en temps de guerre, et tenir ce gaillard-là à bord de ma frégate.
– Il n'est pas besoin de cela, reprend le confrère du commandant en attirant à lui le vieux loup de mer irrité: votre passager n'est qu'un mauvais fanfaron un peu soufflé d'orgueil et d'impudence. Rien n'est plus facile à mystifier que les gens de cette espèce.
– Oh! pour celui-là, il est à mystifier ou à claquer; et si je ne puis pas réussir à l'humilier, je sens là, au bout de mes cinq doigts, que j'aurai recours aux moyens violens, car, je vous l'avoue, mon cher ami, malgré la longanimité qu'il vient d'admirer si insolemment en nous, je n'y tiens en vérité plus.
– Voyons, calmons-nous un peu, mon cher commandant. Si vous voulez bien me laisser agir et vous prêter de bonne grâce au petit projet assez plaisant que je viens de concevoir et qu'il nous est très-facile d'exécuter, je vous promets une complète et risible vengeance.
– Disposez de moi, mon ami; tout ce que vous voudrez me faire faire pour tirer raison de l'impudence de cet impertinent passager, sera exécuté à la lettre par votre commandant. Parlez, vous vous entendez en malice beaucoup mieux que moi, et sous ce rapport-là j'amène pavillon devant vous.
– J'ai besoin de faire repeindre ma frégate. Depuis notre départ nos équipages n'ont pas fait l'exercice à feu.... Permettez-moi, une belle nuit et au premier petit coup de vent que nous éprouverons, de me séparer de vous pour cinq à six jours.... Comprenez-vous mon projet?
– Oui, j'entrevois bien quelque chose.... Votre intention serait.... Oh! je devine bien à peu près.... Mais expliquez-moi comment, par exemple, vous....
– On nous écoule. Votre plénipotentiaire paraît même nous observer avec curiosité; allons dans votre chambre concerter notre affaire. Là je vous déroulerai tout mon plan de campagne, et nous conviendrons de tous les faits.»
Les deux amis descendirent. Ils parlèrent bas assez long-temps, et à la suite de leur entretien, qui dura près d'une heure, on les entendit rire aux éclats. En montant sur le pont pour s'embarquer dans le canot qui devait le ramener à bord de sa frégate, le commandant de l'Albanaise serra joyeusement la main de son confrère, qui paraissait ne pas se tenir d'aise, et qui lui répéta plusieurs fois, de manière à être entendu de tout le monde: «Surtout, mon ami, n'oubliez pas que je vous recommande de naviguer le plus près possible de moi.
– Soyez assuré, mon commandant, qu'il ne faudrait rien moins que de bien mauvais temps ou qu'une forte avarie pour me faire abandonner mon chef de file.»
Mais, après avoir prononcé ces paroles le plus haut qu'ils avaient pu, l'un dit tout bas à l'oreille de l'autre: «Dans huit jours, par les 4 degrés sud et les 15 ouest.... C'est entendu.»
A la mer, en effet, deux navires se séparent et conviennent de se retrouver à tel point du globe, à peu près comme deux amis se donnent rendez-vous, à Paris, dans telle ou telle partie du Palais-Royal ou du jardin des Tuileries.
Les deux frégates amies, quelques quarante-huit heures après la dernière entrevue de leurs commandans, éprouvèrent dans la nuit une forte brise qui les força de naviguer sous leurs huniers au bas ris. Les passagers, un peu secoués dans leurs cabanes, crurent qu'il s'agissait d'une tempête; mais, malgré l'émotion qu'il ressentait, le plénipotentiaire pensa qu'il devait faire bonne contenance aux yeux du commandant devant qui il s'était mis dans la presque obligation de montrer du calme et du courage. Il monta sur le pont. L'obscurité était profonde. On distinguait à peine, de temps à autre, le fanal de poupe de l'Albanaise, balloté par les grosses lames et errant sur les flots plaintifs, comme ces feux qui, pendant les orages nocturnes, se balancent au-dessus des abîmes dont les funèbres échos rejettent aux vents le bruit de la foudre qui gronde au loin.
La nuit se passe: le calme renaît avec le jour, et la mer, encore un peu agitée, laisse voir à l'horizon, comme de hautes montagnes qui s'écroulent, les vagues qu'a soulevées pendant quelques heures l'impétuosité de la brise. L'officier de quart recommande aux premiers matelots qui montent en vigie sur les barres, de regarder au large pour tâcher de découvrir l'Albanaise. Les matelots promènent attentivement leurs regards sur la vaste étendue de mer au centre de laquelle ils sont perchés sur les barres de catacois.... Ils n'aperçoivent rien.... L'Albanaise a disparu dans la nuit, mais par quel motif? Le coup de vent n'a pas été assez fort pour lui occasioner des avaries! Elle n'a fait, au moyen de ses fanaux, aucun signal de détresse! S'il lui était arrivé quelque accident qui eût pu exiger le secours de sa conserve, elle n'aurait pas manqué de tirer un coup de canon, dans le cas où l'obscurité n'aurait pas permis d'apercevoir ses feux.... Qu'est-elle donc devenue?
La disparition de la frégate donna lieu, comme on doit bien le penser, à mille conjectures, à mille objections à bord de la Bramine. On attendit l'arrivée du commandant sur le pont, pour tâcher de lire sur sa physionomie l'effet que produirait la nouvelle de l'absence de