les funérailles de Kléber et l'exécution du coupable, le général Menou prit le titre de général en chef. L'armée le vit avec beaucoup de peine succéder à ses anciens chefs. Plusieurs corps élevèrent des murmures; mais les généraux les apaisèrent; ils espéraient que son habitude des affaires suffirait pour bien diriger l'administration du pays, et qu'au moment du danger ils pourraient l'aider de leur expérience.
Le général Menou chercha pendant les premiers jours à se concilier les esprits: généraux, administrateurs, il les accueillit tous, leur fit de fréquentes visites; il sembla même aller au-devant de leurs avis. Mais bientôt des traits d'animosité contre son prédécesseur, des tracasseries pour sa succession, commencèrent à dévoiler au moins sa maladresse. Les murmures de l'armée et les reproches adressés au général Reynier de l'avoir engagé à prendre le commandement, excitèrent sa jalousie, quoique la conduite franche de ce général fût bien propre à le rassurer sur les suites de cette rivalité.
Le commandement de l'Égypte pouvait procurer à la fois les plus brillantes réputations, celles de militaire, de législateur et d'administrateur. Pour se les assurer, il fallait être confirmé par le gouvernement, et effacer le souvenir de la gloire de Kléber. Des partis coloniste et anti-coloniste furent inventés. Le général Menou se mit à la tête au premier, et proclama l'engagement de conserver l'Égypte. On répandit en France l'opinion que les autres généraux formaient le second, et voulaient renouveler le traité d'El-A'rych21. À cette époque l'Osiris fut expédié secrètement.
Convaincu qu'il ne pouvait pas aspirer à une réputation militaire, le général Menou tourna ses vues vers la carrière administrative; il affecta de s'occuper de tous les détails, et cherchant à donner une grande idée de sa moralité et de sa probité, il cria fortement contre les dilapidations; il promit enfin de détruire tous les abus, et cependant Bonaparte et Kléber en avaient peu laissé subsister. Pressé de donner des espérances favorables de son administration, et d'y intéresser l'armée, il publia l'engagement de tenir toujours la solde au courant, avant d'avoir assez étudié les finances de l'Égypte, pour en assurer les moyens; il mit beaucoup d'ostentation à créer une commission chargée de surveiller la fabrication du pain. Lorsqu'il crut apercevoir qu'on lui obéissait avec moins de répugnance, il changea de genre de vie, devint moins accessible; entouré de liasses de papiers, il avait l'air de travailler beaucoup, mais les affaires les plus pressées restaient en souffrance.
Sous Bonaparte et sous Kléber, l'armée d'Orient n'avait qu'un même esprit; tous étaient unis par les mêmes dangers et les mêmes espérances: un nouveau chef créa un nouvel esprit. Aisément il aurait pu se concilier l'armée, secondé par tous les généraux, qui, pénétrés de la nécessité d'être unis, agissaient de cœur; pour lui, il préféra de se faire quelques partisans par des menées sourdes; mais leur développement fut long-temps couvert d'un voile que ses démarches ostensibles rendaient plus difficile à soulever.
CHAPITRE III.
ÉVÉNEMENS POLITIQUES
La note que Kléber avait préparée pour accompagner le renvoi de la lettre de Morier, secrétaire de lord Elgin, n'était pas encore partie; le général Menou en adoucit quelques expressions, et l'expédia le 2 messidor, telle qu'elle a été imprimée dans les journaux.
Le 9 du même mois, M. Wright, lieutenant du Tigre, arriva en parlementaire par le désert, avec des dépêches du visir et de Sidney-Smith. Il annonçait que l'Angleterre avait délivré les passe-ports nécessaires pour l'exécution du traite d'El-A'rych. Il s'était déjà présenté à Alexandrie; mais, refusé d'après les ordres de Kléber, il avait passé par la Syrie. M. Wright avait appris en route l'assassinat de Kléber, et avait tenu à Salêhiëh divers propos pour engager les soldats à se révolter contre les généraux qui refuseraient de les ramener en France. Ses discours n'avaient produit d'autre effet que l'indignation. D'après sa conduite, on aurait pu l'arrêter comme espion; il fut renvoyé.
De nouvelles lettres du visir arrivèrent le 15; elles étaient relatives à la note envoyée à Morier; il lui fut répondu de s'adresser à Paris. Le 13 fructidor il fit passer encore une dépêche; il essayait toujours d'entamer quelques négociations et craignait d'être prévenu par le capitan-pacha. Ces deux premières autorités de la Porte rivalisaient d'activité pour renouer avec l'armée française et s'en faire un mérite à Constantinople.
Le capitan-pacha était venu à Jaffa, avec Sidney-Smith, au commencement de messidor, pour concerter avec le visir un plan d'opérations militaires ou de négociations. Ils n'avaient pas de forces qui leur permissent de rien entreprendre; aussi la conférence entre le chef suprême de toutes les forces ottomanes, alors sans armée, dont le crédit à sa cour avait beaucoup baissé depuis la bataille d'Héliopolis, et le capitan-pacha, son subordonné mais favori du sultan, se passa sans rien décider, à s'observer mutuellement; puis ils se séparèrent, déterminés à négocier chacun de son côté.
Le capitan-pacha reçut à son bord, à Jaffa, l'aide-de-camp Baudot, enlevé par surprise à Héliopolis, et retenu pour servir à l'échange de Moustapha-Pacha, que Kléber avait gardé comme otage: ce pacha étant mort subitement à la nouvelle de l'assassinat de Kléber, cet événement prolongea la captivité de Baudot, qui ne fut rendu à Damiette qu'à la fin de thermidor. Le capitan-pacha avait eu pour lui des égards qui contrastaient avec les mauvais traitemens du visir.
Avec quelque adresse, on aurait pu se servir de l'intérêt personnel de ces deux chefs de l'empire ottoman, pour renouer des négociations tendant non à leur céder l'Égypte, mais à paralyser leurs efforts, à les éloigner des Anglais, et peut-être même à les disposer à la neutralité pendant la guerre22; mais le général Menou répondit à toutes leurs propositions, qu'il fallait s'adresser à Paris pour les arrangemens relatifs à l'Égypte: les Turcs, qui sont accoutumés à voir les gouverneurs de province se rendre indépendans, regardèrent cette réponse comme une défaite, et se persuadèrent que toute négociation devenait inutile.
Baudot, d'après les entretiens qu'il avait eus avec le capitan-pacha, pensait qu'en lui insinuant que les négociations sont ordinairement entamées par des commissaires pour l'échange des prisonniers, et qu'après la conduite des Anglais, et l'intention qu'ils avaient manifestée de s'emparer des ports, si le traité d'El-A'rych avait eu son exécution, on éprouverait de leur part des obstacles à tout rapprochement de la France avec la Porte qui viendrait à leur connaissance, il aurait consenti à l'envoi d'un agent français à Constantinople, qui, sous le prétexte de l'échange des prisonniers, aurait traité directement des affaires relatives à l'Égypte.
Le capitan-pacha alla faire de l'eau en Chypre: lorsqu'il reparut en vendémiaire, le général Menou chargea le général Baudot de lui conduire Endjeah-Bey, fait prisonnier sur un vaisseau qui avait échoué vers Aboukir, et de tâcher de faire un traite pour l'échange des prisonniers. Il écrivit au capitan-pacha qu'il fallait d'abord s'en occuper, et qu'il pouvait s'adresser ensuite à Paris pour le reste. Le capitan-pacha ne s'arrêta pas long-temps devant Alexandrie, il retourna à Rhodes; Baudot ne put remplir sa mission, et Endjeah-Bey fut, peu de temps après, renvoyé sur un bâtiment grec.
CHAPITRE IV.
ESPRIT DES HABITANS DE L'ÉGYPTE. – ÉVÉNEMENS MILITAIRES JUSQU'AU MOIS DE BRUMAIRE
L'Égypte était fort tranquille; les contributions se payaient, dans toutes les provinces, sans qu'il fût besoin de forts détachemens pour les percevoir. La plupart des tribus arabes étaient soumises; celles qui ne l'étaient point encore avaient fui dans le désert, ou s'étaient dispersées dans les villages pour éviter les poursuites: convaincues de la puissance des Français, c'était moins des intentions hostiles, que leur caractère craintif et défiant qui les empêchait de se rapprocher d'eux. Le débordement prochain du Nil, et le mauvais état de l'armée du visir, garantissaient qu'avant plusieurs mois on n'aurait à redouter aucune attaque extérieure. Un parti de quatre cents cavaliers turcs, qui était venu à Catiëh pour servir d'escorte à M. Wright, ne pouvait donner aucune inquiétude. Des rapports annoncèrent, au commencement de