Berthier Louis-Alexandre

Mémoires du comte Reynier … Campagne d'Égypte, deuxième partie


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l'Égypte? Cette observation ne préjuge rien sur une question long-temps discutée, celle de l'origine du peuple égyptien et de son antiquité, ainsi que de l'influence qu'il eut dès les temps les plus reculés, comme berceau des arts et des sciences, sur la civilisation et l'instruction des autres peuples. Il peut avoir reçu des soldats du Caucase sans être originaire de l'Asie. Une classe supérieure, chargée de l'administration, du gouvernement et de la religion du pays, peut avoir été instruite dans les sciences (et l'avoir été exclusivement au reste du peuple), sans en avoir reçu les principes d'aucune nation étrangère. Quelques sages ont pu sortir de l'Égypte, instruire d'autres peuples, les civiliser, et, en les gouvernant, diriger leurs conquêtes, sans que ces colonies et ces conquêtes aient été faites par des émigrations considérables de ce pays.

Si les ruines magnifiques des temples de la Haute-Égypte sont des monumens d'habileté dans les arts et d'instruction dans les sciences, n'en sont-ils pas aussi de l'esclavage et de la superstition de la classe inférieure du peuple? Des zodiaques sculptés sur quelques uns de ces temples, et par le moyen desquels on a déterminé le siècle de leur construction; l'observation que les plus anciens sont les plus rapprochés des cataractes et des sources du Nil, et que les figures peintes et sculptées sur ces monumens ont le caractère africain, sont des faits dont on pourrait conclure que la population de l'Égypte, ou plutôt la classe qui y a porté la civilisation et les arts, est venue de l'intérieur de l'Afrique, en descendant le Nil.

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Il faut remarquer que, dans toutes ces révolutions, les biens et la personne des femmes de mameloucks et de beys proscrits étaient toujours respectés: elles continuaient de vivre tranquilles au Caire, y touchaient leurs revenus et envoyaient des secours à leurs maris. C'est pour cette raison que les beys donnaient ordinairement à leurs femmes des villages et des propriétés considérables.

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L'organisation des armées turques, composées de milices nombreuses, lorsqu'on les rassemble pour une expédition, mais qui se dispersent aussitôt qu'il n'y a plus qu'à conserver, contribue à rendre le pouvoir des pachas très faible et surtout passager. La Porte se réveille quelquefois et songe à rétablir son autorité; elle envoie des armées qui y réussissent; mais aussitôt que le pacha a repris tous ses droits, les soldats retournent chez eux. Réduit alors à ceux qu'il doit entretenir de ses revenus, et que, par avarice, il borne à un très petit nombre, il retombe dans l'avilissement; et les mameloucks, qui s'étaient éloignés pendant la présence de l'armée turque, reviennent envahir de nouveau toute l'autorité. Il y en a plusieurs exemples, notamment après l'expédition que le capitan-pacha fit, en 1788, contre Ibrahim et Mourâd-Bey, en s'appuyant du crédit et des mameloucks d'Ismaïn-Bey.

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La différence entre ces deux époques était bien appréciée par tous les individus de l'armée. Lors du traité d'El-A'rych, elle ne recevait de la France que des nouvelles affligeantes: les armées étaient battues, les frontières entamées. Les déclamations que le Directoire autorisait contre l'expédition d'Égypte faisaient regarder l'armée comme en exil. Ignorant encore le sort de Bonaparte et l'heureuse révolution qui rendit à la France son énergie et sa gloire, elle brûlait de porter ses armes victorieuses dans sa patrie. Kléber avait continué des négociations, afin d'éclairer les Turcs sur leurs véritables intérêts, de retarder leurs opérations et de gagner du temps, en attendant les ordres du gouvernement et des secours: n'ayant plus d'autre moyen de les prolonger, il avait proposé des conférences et une suspension d'armes. Les Anglais, qui avaient dû intervenir, surent retarder l'annonce de la suspension d'armes et le transport des plénipotentiaires envoyés à la conférence, de manière qu'El-A'rych fut attaqué et livré par surprise, tandis que les Français se reposaient sur la foi de l'armistice.

El-A'rych pris, le général Desaix au pouvoir de l'armée turque, une partie de l'Égypte insurgée, on ne pouvait plus avoir que difficilement l'argent et les vivres nécessaires à l'armée; les villes des côtes étaient dans une situation à faire craindre des événemens semblables à celui d'El-A'rych. L'armée turque allait se répandre en Égypte; des corps de Russes et d'Anglais devaient se joindre à elle: l'armée d'Orient pouvait ne pas être victorieuse, ses victoires même devaient l'épuiser; ne recevant pas de secours, elle pouvait prévoir qu'elle succomberait après quelques attaques successives, et des auxiliaires européens, en aidant les Turcs, auraient acquis chez eux me influence politique dangereuse pour la France. Kléber, persuadé que le Directoire abandonnait tout projet sur l'Égypte, et que les vieilles bandes de l'armée d'Orient, arrivant en Europe au commencement de la campagne, pouvaient sauver leur pays, fit le sacrifice de la gloire qu'il pouvait acquérir contre les Turcs dans l'espoir d'être plus utile. Il voulait, par ce traité, séparer les Turcs des Russes et des Anglais, les déterminer à faire la paix avec la France, et à lui assurer dans le commerce des avantages équivalens à la restitution de l'Égypte. Mais le visir dépendait trop des Anglais pour y consentir ostensiblement; il ne donna que des assurances verbales que cela s'arrangerait après l'évacuation. Les négociations étaient trop avancées pour reculer, et le traité fut conclu: son exécution était commencée lorsqu'on apprit la révolution du 18 brumaire. L'armée pouvait alors espérer que le gouvernement s'occuperait d'elle, si elle restait en Égypte; mais Kléber était trop loyal et trop esclave de sa parole pour rompre un traité qu'il avait signé. Les faux calculs du gouvernement anglais, la mauvaise foi jointe à l'insulte, tournèrent contre lui; ils rendirent à l'armée d'Orient ses armes, et lui valurent une nouvelle conquête de l'Égypte.

Lorsqu'on aurait cherché les circonstances les plus favorables pour procurer à cette armée une victoire complète, on n'aurait pu les mieux préparer qu'elles ne le furent par l'évacuation de la partie orientale de l'Égypte, la marche des Turcs et la réunion de l'armée française. Si, au lieu de signer la convention, on avait ouvert la campagne, il y aurait eu beaucoup d'affaires partielles, de privations, de marches pénibles, et on aurait peut-être fini par succomber. À Héliopolis les deux armées étaient réunies; aussi la victoire fut-elle brillante et décisive.

Après cette bataille et la nouvelle de la révolution de 18 brumaire, la situation de l'armée était bien changée. Assurée au moins pour un an de la possession paisible de l'Égypte, elle pouvait espérer que le gouvernement, qui alors méritait toute sa confiance, veillerait sur elle. Les derniers dangers avaient attaché tous les individus de l'armée à la conservation de l'Égypte; et si on avait voulu y chercher des anti-colonistes, l'armée entière aurait désigné l'homme seul qui passait à Rosette, à déclamer contre les opérations de son chef, les époques où elle scellait de son sang cette nouvelle conquête.

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Le général Menou reçut alors des lettres adressées à Kléber par le gouvernement; elles annonçaient que les Turcs n'étaient pas éloignés de consentir à cette neutralité.