je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit entendre ces mots: «tous deux.» C'était à nous deux qu'il voulait s'adresser.
Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot. C'était l'adjectif philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement: LA VÉRITÉ; puis s'arrêta, redit le même mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors, sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit immédiatement et me répéta le jour suivant: «Je suis heureux de ce que mon esprit m'appartient.» L'abbé ayant changé de position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci: «Je ne puis pas m'expliquer.» Ce furent les derniers mots qui sortirent de sa bouche.
À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir…
Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la volonté fussent encore là quand la vie se retirait.
Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de souffrance.
Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers sa mémoire.
Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:
Il vécut par le cœur et la pensée,
Il vit dans nos souvenirs,
Il vivra dans la postérité.
CORRESPONDANCE 6
LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES
.......
Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir nous ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle notre penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat qu'à celui de négociant.
Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, je m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que six mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces dispositions, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la politique.
Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai su que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur lesquelles il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'économie politique, ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante.
Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude. Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?
Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai la fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au commerce, je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un travail inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.
… Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les affaires.
… J'avais lu le Traité d'économie politique de J. B. Say, excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe que les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur l'utilité. De ce principe fécond, il vous mène naturellement aux conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en lisant cet ouvrage on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la facilité avec laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le système passe sous vos yeux avec des formes variées et vous procure tout le plaisir qui naît du sentiment de l'évidence.
Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on traita, en manière de conversation, une question d'économie politique; tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre mes opinions, tant je les trouvais opposées aux idées reçues; cependant me trouvant, par chaque objection, obligé de remonter d'un échelon pour en venir à mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au principe. Ce fut alors que M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes du principe de l'économie politique, que mes adversaires reconnaissaient être juste; il nous fut bien facile de descendre aux conséquences et d'arriver à celle qui était l'objet de la discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis tout le mérite de la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout. N'es-tu pas de mon avis là-dessus?
..... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis pas jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis m'exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme vigilante avait toujours un œil en arrière, et la réflexion l'a empêchée de se laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a pris beaucoup de mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année dernière, que cette année on me l'a défendue, à la suite d'une incommodité douloureuse qu'elle m'a occasionnée.....
.......
Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus supporter cet état. Mon esprit se refuse à la foi et mon cœur soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes, et, d'un autre côté, comment mon cœur pourrait-il ne pas désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de l'imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment. – Quoi de plus propre à intéresser un cœur sensible que cette vie de Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie! que tout cela est touchant.....
Je