Bastiat Frédéric

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1


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question fut soulevée, les militaires étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux s'écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu'il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement… mais tous ces retours à l'inertie me firent concevoir une idée, qu'à force de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, que depuis je n'ai pensé et ne pense encore qu'à cela.

      Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan; de ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et s'appuyer sur l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce projet. J'en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable, ont été appelés par le vœu des citoyens à s'occuper des diverses organisations et n'ont plus le temps de penser aux choses graves.

      D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.

      Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d'entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux heures de l'après-midi, mais par des vieux qui n'y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d'autres; en sorte que ce coup a manqué.

      Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint m'assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit manquer ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.

      Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale, etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9me, qui sont d'un esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur la citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens bien résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, après avoir cependant déposé leur colonel.

      Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes sentiments, pour épargner ce funeste fléau à nos misérables provinces.

      Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7me léger, qui garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir avant l'action.

      Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les officiers du 9me avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers du 7me parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11me division, d'arborer notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le traître J… s'avance de Bordeaux avec le 55me de ligne; quatre régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, je vois l'impossibilité de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un bon esprit, n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour essayer de soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par famine, par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.

      Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin.

Le 5, à minuit.

      Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré le drapeau. Le traître J… a vu alors le plan manqué, d'autant mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir sur-le-champ. Je t'embrasserai demain.

      Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.

      Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas les deux sous qu'elle te coûterait.

Bordeaux, le 2 mars 1834.

      … Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur chaque visage auquel vous faites politesse: Qu'y a-t-il à gagner avec toi? Cela décourage. – On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le prospectus n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins; car l'un est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant un homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le Mémorial et l'Indicateur étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce que j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je prenne un abonnement.

      Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À tout risque, je lui pousserai ma visite.

      Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me semble que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait commencer par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais pas, à la première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis quitter ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.

      Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui sans savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris des renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc. J'aurais su si, avec un professeur d'histoire, un professeur de mécanique, un professeur d'économie politique, on pourrait former une sorte d'Athénée. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du malheur si je ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les frais; car j'ai la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque, cet établissement réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous essayerons peut-être un jour.

      Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne sais plus ce que je dis.

      Adieu.

Bayonne, le 16 juin 1840.

      Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises et payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes; il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir quelques chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de vue très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, si nous ne tenions par-dessus tout à