Dozy Reinhart Pieter Anne

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3


Скачать книгу

songer à affranchir sa patrie; mais à présent que l’on n’avait plus rien à craindre du côté des Arabes, il crut le moment venu pour remplir la tâche qu’il considérait comme la sienne. Il déclara la guerre au roi86. Le calife en profita pour réorganiser son armée, et dès le mois de novembre de l’année 940, il fut en état de faire ravager les frontières de Léon par le gouverneur de Badajoz87, Ahmed ibn-Yila88.

      Vers la même époque, la fortune semblait vouloir le dédommager en Afrique du désastre qui l’avait frappé en Espagne.

      Jusque-là Abdérame avait sans doute obtenu de beaux succès en Afrique; mais la médaille avait eu son revers. De temps en temps ses vassaux s’étaient laissé battre; les tentatives qu’il avait faites pour mettre de l’ensemble dans leurs opérations, n’avaient pas toujours été couronnées du succès; quelquefois, enfin, il n’avait pas été à même de les empêcher de se combattre entre eux; mais il avait du moins réussi à occuper les Fatimides en Afrique, il les avait mis hors d’état de débarquer sur les côtes d’Espagne, et c’était, au bout du compte, tout ce qu’il voulait. Il semblait maintenant sur le point d’obtenir bien davantage.

      Un ennemi plus redoutable que tous leurs autres adversaires pris ensemble, avait levé contre les Fatimides l’étendard de la révolte. C’était Abou-Yézîd, de la tribu berbère d’Iforen. Fils d’un marchand, il avait fréquenté dans sa jeunesse des docteurs de la secte des non-conformistes, qui en Afrique comptait encore un nombre immense d’adhérents. Plus tard, quand la mort de son père l’eut réduit à l’indigence, il avait gagné son pain en enseignant à lire aux enfants. De maître d’école, il devint missionnaire à l’instar du fondateur de l’empire des Fatimides, souleva les Berbers au nom de la vraie religion et de la liberté, et leur promit un gouvernement républicain aussitôt qu’ils auraient pris Cairawân, la capitale. Ses succès furent aussi miraculeux que ceux de ses ennemis l’avaient été quelques années auparavant. Les armées des Fatimides fondaient comme la neige au printemps devant cet homme petit, laid, vêtu de bure et monté sur un âne gris. Les Sonnites, profondément blessés par les blasphèmes et l’intolérance des Fatimides, accouraient en foule sous ses drapeaux; même leurs faquis et leurs ermites prenaient les armes pour faire triompher le chef des non-conformistes. Celui-ci semblait avoir pris à tâche de justifier l’espoir qu’ils mettaient dans sa tolérance. Lorsque, dans l’année 944, il fit son entrée dans la capitale, il appela les bénédictions du ciel sur les deux premiers califes, que les Fatimides avaient fait maudire, et invita les habitants de la ville à se conformer au rit de Mâlic, que les Fatimides avaient proscrit. Les Sonnites respiraient enfin. Ils pouvaient de nouveau faire des processions, avec des drapeaux et des tambours, jouissance dont ils avaient été privés pendant bien des années, et Abou-Yézîd, qui, dans ces occasions solennelles, les conduisait lui-même, leur donna encore une autre preuve de sa tolérance: il conclut une alliance avec le calife d’Espagne, et, lui ayant envoyé des ambassadeurs, il le reconnut, sinon pour le chef temporel, du moins pour le chef spirituel des vastes domaines qu’il venait de conquérir89.

      Les Fatimides semblaient perdus. Tandis que leur calife Câyim, fils et successeur d’Obaidallâh, était étroitement bloqué dans Mahdia par le formidable Abou-Yézîd, le calife d’Espagne lui enlevait, au moyen de ses vassaux africains, presque tout le nord-ouest, et lui suscitait partout des ennemis. Il conclut une alliance avec le roi d’Italie, Hugues de Provence, qui avait à venger le désastre de Gênes, ville qu’un amiral fatimide avait pillée; il en conclut une autre avec l’empereur de Constantinople, qui brûlait du désir d’enlever la Sicile à Câyim90.

      En un clin d’œil tout changea de face. Enivré de ses triomphes, Abou-Yézîd eut une bouffée d’orgueil; non content de la réalité du pouvoir et oubliant à quels moyens il le devait, il voulut aussi en posséder l’apparence et la vaine pompe: il échangea son manteau de bure contre une robe de soie, son âne gris contre un superbe cheval. Cette imprudence le perdit. Blessés dans leurs convictions égalitaires et républicaines, la plupart de ses partisans l’abandonnèrent, les uns pour retourner dans leurs demeures, les autres pour passer à l’ennemi. Averti par l’expérience, Abou-Yézîd renonça aux habitudes de luxe qu’il avait contractées, et reprit, avec le manteau de bure, sa vie simple et rude d’autrefois. Mais il était trop tard; le prestige qui l’entourait naguère, avait disparu. Peut-être eût-il pu compter encore sur les Sonnites, si, dans un moment de fanatisme farouche, il ne les eût pas désabusés sur sa feinte tolérance. La veille d’un combat, il avait ordonné à ses guerriers d’abandonner les soldats de Cairawân, leurs frères d’armes, à la fureur des soldats fatimides. Cet ordre perfide n’avait été que trop bien obéi. Dès lors les Sonnites l’avaient pris en horreur; tyran pour tyran et hérésiarque pour hérésiarque, ils préféraient le calife fatimide, d’autant plus qu’al-Mançour, qui venait de succéder à son père, valait un peu mieux que ses prédécesseurs. Forcé de lever le siége de Mahdia, Abou-Yézîd arriva à Cairawân, où il n’échappa qu’avec peine à un complot que les habitants avaient ourdi contre lui. Longtemps traqué par les soldats fatimides, il tomba enfin entre leurs mains criblé de blessures. Il fut mis dans une cage de fer, et quand il fut mort (947), sa peau fut empaillée, portée à travers les rues de Cairawân, et pendue aux remparts de Mahdia, où elle resta jusqu’à ce que les vents en eussent dispersé les lambeaux91.

      La ruine des non-conformistes fut pour Abdérame III un échec presque aussi grave que l’avaient été les déroutes de Simancas et d’Alhandega. Dans l’Ouest, les Fatimides regagnèrent rapidement le terrain qu’ils avaient perdu, et forcèrent les vassaux d’Abdérame à aller chercher un asile à la cour de Cordoue.

      Dans le Nord, au contraire, tout allait selon les souhaits d’Abdérame, ce qui revient à dire que le pays était sans cesse en proie à une violente discorde. La guerre, comme nous l’avons vu, avait éclaté entre Ramire II et Ferdinand Gonzalez. La fortune avait favorisé le premier. Ayant surpris son ennemi, il l’avait fait jeter dans un cachot de Léon92; puis il avait donné le comté de Castille, d’abord au Léonais Assur Fernandez, comte de Monzon93, ensuite à son propre fils Sancho94, et il s’était même approprié les biens allodiaux de Ferdinand. Il est vrai qu’il ne les garda pas tous pour lui-même. Voulant se rendre populaire, il en donna quelques-uns aux chevaliers et aux ecclésiastiques les plus influents de la province95. Cependant il n’atteignit pas son but. Tout en profitant de la libéralité du roi, les Castillans restèrent attachés de cœur et d’âme à leur ancien comte. Celui que le roi leur avait donné, n’était à leurs yeux qu’un intrus. Dans les actes de vente, de donation etc., où l’on notait, après la date, le nom du roi et celui du comte, ils nommaient quelquefois le comte que le roi leur avait imposé; mais ils le faisaient seulement quand ils ne pouvaient agir autrement, c’est-à-dire quand l’autorité avait l’œil sur eux; ordinairement ils nommaient Ferdinand Gonzalez96. Ils montrèrent encore d’une autre façon l’amour qu’ils lui avaient voué. Ayant fait une statue à son image, ils rendirent l’hommage à ce bloc de pierre97. Puis, quand ils commencèrent à s’impatienter de la longue captivité98 de Ferdinand, ils prirent une résolution hardie; mais ici il faut laisser parler une belle et ancienne romance99:

      Tous ont juré d’une seule voix de ne point retourner en Castille sans le comte, leur seigneur.

      Son image de pierre, ils l’ont placée sur un char, bien résolus à ne point retourner à moins qu’il ne retourne avec eux.

      Ils ont juré en élevant la main, que