de l’Académie, il vient avec joie et chants! Tant qu’il n’était pas là, la ville célèbre, dessinée avec grâce, était morne et triste; ses pauvres, qui ne voyaient plus son visage qui brille comme les étoiles, étaient désolés; les superbes dominaient sur nous; ils nous vendaient et nous achetaient comme si nous eussions été des esclaves; ils allongeaient leurs langues pour engloutir nos richesses; ils rugissaient comme des lionceaux, et nous étions tous épouvantés, car notre défenseur n’était pas là… Dieu nous l’a donné pour chef; il l’a placé en faveur chez le roi, qui l’a nommé prince et qui l’a élevé au-dessus de ses autres dignitaires. Quand il passe, personne n’ose ouvrir la bouche. Sans flèches et sans épées, par sa seule éloquence, il a enlevé aux abominables mangeurs de porcs des forteresses et des cités.»
Quand la reine et les deux rois furent enfin arrivés à Cordoue, le calife leur donna, dans son palais à Zahrâ, une de ces pompeuses audiences133 qui imposaient aux étrangers et qui étaient bien propres à leur donner une haute idée de sa puissance et de sa richesse. C’était sans doute un moment bien doux pour Abdérame que celui où il voyait à ses pieds le fils de son terrible ennemi Ramire II, le fils de l’illustre vainqueur de Simancas et d’Alhandega, et la reine aussi courageuse que fière, qui dans ces batailles mémorables avait commandé elle-même ses troupes victorieuses; mais quels que fussent ses sentiments intimes, il n’en laissa rien paraître au dehors, et il reçut ses hôtes avec une courtoisie exquise. Sancho lui répéta ce qu’il avait déjà déclaré à Hasdaï, à savoir qu’il céderait les dix forteresses que le calife exigeait, et l’on résolut que, tandis que l’armée arabe attaquerait le royaume de Léon, les Navarrais feraient une invasion en Castille, afin d’attirer les forces de Ferdinand Gonzalez de ce côté-là134.
Cependant Abdérame n’avait pas perdu de vue l’Afrique. Il avait au contraire poussé ses armements avec une grande activité, et dans l’année même où la reine de Navarre arriva à Cordoue, une nombreuse armée, commandée par Ahmed ibn-Yila, s’embarqua sur soixante-dix navires. Cette expédition fut heureuse, car les Andalous incendièrent Mersâ-al-kharez, et dévastèrent les environs de Sousa ainsi que ceux de Tabarca135.
Quelque temps après, l’armée musulmane marcha contre le royaume de Léon. Sancho l’accompagnait. Grâce aux remèdes de Hasdaï, il avait été débarrassé de son trop d’embonpoint, et il était maintenant aussi leste et aussi agile qu’il l’avait été auparavant136. Zamora fut prise d’abord137, et déjà dans le mois d’avril de l’année 959, l’autorité de Sancho était reconnue dans une grande partie du royaume138. La capitale, toutefois, tenait encore pour Ordoño IV; mais ce prince ayant pris la fuite pour aller chercher un refuge dans les Asturies139, elle se rendit à Sancho dans la seconde moitié de l’année 960140. Ayant ainsi recouvré son royaume, Sancho envoya une ambassade au calife pour le remercier du secours qu’il lui avait prêté, et il écrivit en même temps à tous ses voisins pour leur annoncer son rétablissement sur le trône. Dans ces lettres il blâmait dans les termes les plus énergiques la déloyauté du comte de Castille141. Peut-être ce dernier lui inspirait-il encore des craintes; mais s’il en était ainsi, elles se dissipèrent bientôt. D’après ce qui avait été convenu, les Navarrais avaient envahi la Castille, et dans cette même année 960, ils livrèrent au comte une bataille dans laquelle ils eurent le bonheur de le faire prisonnier142. Dès lors la cause d’Ordoño était perdue. Haï et méprisé par tout le monde, il n’avait pu se soutenir jusque-là que par l’influence de Ferdinand, dont il était la créature. Les Asturiens le chassèrent maintenant de leur province, et se soumirent à Sancho. Ordoño alla chercher un asile à Burgos143, et nous verrons plus tard ce qu’il devint.
Au moment où ces événements se passaient dans le Nord, le calife, qui avait eu l’imprudence de s’exposer au vent âpre du mois de mars, était déjà malade, et l’on craignait pour sa vie. Cette fois, cependant, les médecins réussirent encore à conjurer le péril, et au commencement de juillet Abdérame avait recouvré la santé au point qu’il put donner audience aux dignitaires les plus haut placés. Mais sa guérison n’était qu’apparente. Il éprouva une rechute de sa maladie, et le 16 octobre de l’année 961144, il rendit le dernier soupir à l’âge de soixante-dix ans, dont quarante-neuf de règne.
Parmi les princes omaiyades qui ont régné en Espagne, la première place appartient incontestablement à Abdérame III. Ce qu’il avait fait tenait du prodige. Il avait trouvé l’empire livré à l’anarchie et à la guerre civile, déchiré par les factions, morcelé entre une foule de seigneurs de race différente, exposé aux razzias continuelles des chrétiens du Nord, et à la veille d’être englouti, soit par les Léonais, soit par les Africains. En dépit d’obstacles sans nombre, il avait sauvé l’Andalousie et d’elle-même et de la domination étrangère. Il l’avait fait renaître plus grande et plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui avait procuré l’ordre et la prospérité au dedans, la considération et le respect au dehors. Le trésor public, qu’il avait trouvé dans un état déplorable, était dans une situation excellente. Un tiers des revenus de l’empire, qui s’élevaient chaque année à six millions deux cent quarante cinq mille pièces d’or, suffisait aux dépenses ordinaires; un autre tiers était mis en réserve, et Abdérame consacrait le reste à ses bâtiments145. On calculait que dans l’année 951, il avait dans ses coffres la somme énorme de vingt millions de pièces d’or; aussi un voyageur, qui se connaissait en finances, assure-t-il qu’Abdérame et le Hamdânide qui régnait alors sur la Mésopotamie étaient les princes les plus riches de ce temps-là146. L’état du pays était en harmonie avec la situation prospère du trésor public. L’agriculture, l’industrie, le commerce, les arts, les sciences, tout florissait. L’étranger admirait partout des champs bien cultivés et ce système hydraulique, coordonné avec une science profonde, qui rendait fertiles les terres en apparence les plus ingrates. Il était frappé de l’ordre parfait qui, grâce à une police vigilante, régnait même dans les districts les moins accessibles147. Il s’étonnait du bas prix des denrées (les fruits les plus délicieux se vendaient presque pour rien), de la propreté des vêtements, et surtout du bien-être universel qui permettait à presque tout le monde d’aller à mulet au lieu d’aller à pied148. Des industries nombreuses et diverses enrichissaient Cordoue, Almérie et d’autres villes. Le commerce avait acquis un tel développement, qu’au rapport du directeur général des douanes, les droits d’entrée et de sortie formaient la partie la plus considérable des revenus de l’Etat149. Cordoue, avec son demi-million d’habitants, ses trois mille mosquées, ses superbes palais, ses cent treize mille maisons, ses trois cents maisons de bain et ses vingt-huit faubourgs150, ne le cédait en étendue et en splendeur qu’à Bagdad, ville à laquelle ses habitants aimaient à la comparer. Elle était renommée jusqu’au fond de la Germanie: la religieuse saxonne Hroswitha, qui se rendit célèbre dans la dernière moitié du Xe siècle par ses poèmes et ses drames latins, l’appelait l’ornement du monde151. La rivale qu’Abdérame lui avait donnée, n’était pas moins admirable. Une de ses concubines lui ayant légué une grande fortune, le monarque avait voulu se servir de cet argent pour racheter des prisonniers de guerre; mais ses employés ayant parcouru les royaumes de Léon et de Navarre sans rencontrer un seul prisonnier, sa favorite