Dozy Reinhart Pieter Anne

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3


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moyen de réaliser ses projets. Persan au fond du cœur, il comprenait Alî, ses descendants et les Arabes en général dans le même anathème. Il sentait fort bien (et en ceci il ne se trompait pas) que si un Alide eût réussi à fonder un empire en Perse, comme les Persans l’auraient voulu, ceux-ci n’y auraient rien gagné, et il recommandait à ses affidés de tuer sans pitié tous les descendants d’Alî qui tomberaient en leur pouvoir7. Aussi n’était-ce pas parmi les Chiites qu’il cherchait ses véritables soutiens, mais parmi les Guèbres, les Manichéens, les païens de Harrân et les partisans de la philosophie grecque8; à ceux-là seulement on pouvait se fier, à ceux-là seulement on pouvait dire peu à peu le dernier mot du mystère, en leur révélant que les imâms, les religions et la morale n’étaient qu’une imposture, une farce. Les autres hommes, les ânes comme disait Abdallâh, n’étaient pas capables de comprendre de telles doctrines. Cependant, pour arriver au but qu’il se proposait, il ne dédaignait nullement leur concours; il le briguait au contraire, mais en prenant soin de n’initier les âmes croyantes et timides qu’aux premiers degrés de la secte. Ses missionnaires, auxquels il avait inculqué que leur premier devoir était de dissimuler leurs véritables sentiments et de s’accommoder aux idées de ceux à qui ils s’adressaient, se présentaient sous mille formes diverses, et parlaient, pour ainsi dire, à chacun dans une langue différente. Ils captivaient la masse ignorante et grossière par des tours de prestigiateur qu’ils faisaient passer pour des miracles, ou par des discours énigmatiques qui excitaient la curiosité. Vis-à-vis des dévots, ils se paraient du masque de la vertu et de la dévotion. Mystiques avec les mystiques, ils leur expliquaient le sens intérieur des choses extérieures, les allégories, et le sens allégorique des allégories elles-mêmes. Exploitant les calamités de l’époque et les vagues espérances d’un avenir meilleur que nourrissaient toutes les sectes, ils promettaient aux musulmans l’arrivée prochaine du Mahdî annoncé par Mahomet, aux juifs celle du Messie, aux chrétiens celle du Paraclet. Ils s’adressaient même aux Arabes orthodoxes ou sonnites, les plus difficiles à gagner parce que leur religion était la religion dominante, mais dont ils avaient besoin pour se mettre à l’abri des soupçons et des poursuites de l’autorité, et des richesses desquels ils voulaient se servir. On flattait d’abord l’orgueil national de l’Arabe en lui disant que tous les biens de la terre appartenaient à sa nation, les Persans n’étant nés que pour l’esclavage, et l’on tâchait de gagner sa confiance en faisant parade d’un profond mépris pour l’argent et d’une grande piété; puis, cette confiance une fois obtenue, on le brisait à force de le surcharger de prières jusqu’à ce qu’il devînt perinde ac cadaver; après quoi on lui persuadait aisément qu’il devait soutenir la secte par des dons pécuniaires et lui laisser par son testament tout ce qu’il possédait9.

      Ainsi une foule de gens de diverses croyances travaillaient ensemble à une œuvre dont le but n’était connu que d’un fort petit nombre. Cette œuvre avançait, mais lentement. Abdallâh savait que lui-même n’en verrait pas l’accomplissement10; mais il recommanda à son fils Ahmed, qui lui succéda comme grand-maître, de la continuer. Sous Ahmed et ses successeurs, la secte se propagea rapidement, et ce qui y contribua surtout, c’est qu’un grand nombre d’individus de l’autre branche des Chiites se joignirent à elle. Cette branche, comme nous l’avons dit, reconnaissait pour imâms les descendants de Mousâ, le second fils de Djafar le Véridique; mais lorsque le douzième, Mohammed, eut disparu, à l’âge de douze ans, dans un souterrain où il était entré avec sa mère (879), et que ses partisans, les Duodécimains comme on les appelait, se furent lassés d’attendre sa réapparition, ils se laissèrent facilement enrôler parmi les Ismaëliens, qui possédaient sur eux l’avantage d’avoir un chef vivant et prêt à se faire connaître, dès que les circonstances le lui permettraient.

      En 884, un missionnaire ismaëlien, Ibn-Hauchab, qui auparavant avait été Duodécimain, commença à prêcher ouvertement dans le Yémen. Il se rendit maître de Canâ, et envoya des missionnaires dans presque toutes les provinces de l’empire. Deux d’entre eux allèrent labourer, selon l’expression des Chiites, le pays des Ketâmiens, dans la province actuelle de Constantine, et quand ils furent morts, Ibn-Hauchab les remplaça par un de ses disciples, nommé Abou-Abdallâh.

      Actif, hardi, éloquent, plein de finesse et de ruse, sachant d’ailleurs s’accommoder à l’esprit borné des Berbers, Abou-Abdallâh était parfaitement propre à la tâche qu’il allait remplir, bien que tout porte à croire qu’il ne connaissait que les degrés inférieurs de la secte, car même les missionnaires ignoraient parfois son véritable but11. Il se mit d’abord à enseigner les enfants des Ketâmiens et s’appliqua à gagner la confiance de ses hôtes; puis, quand il se crut sûr de son fait, il jeta le masque, se déclara Chiite et précurseur du Mahdî, et promit aux Ketâmiens les biens de ce monde et de l’autre s’ils voulaient prendre les armes pour la sainte cause. Séduits par les discours mystiques du missionnaire, et plus encore peut-être par l’appât du pillage, les Ketâmiens se laissèrent aisément persuader; et comme leur tribu était alors la plus nombreuse et la plus puissante de toutes, celle d’ailleurs qui avait su le mieux conserver son antique indépendance et son esprit martial, leurs succès furent extrêmement rapides. Après avoir enlevé toutes ses villes au dernier prince de la dynastie des Aghlabides, laquelle avait régné pendant plus d’un siècle, ils le forcèrent de s’enfuir de sa résidence avec tant de précipitation qu’il n’eut pas même le temps d’emmener sa maîtresse. Alors Abou-Abdallâh porta le Mahdî sur le trône (909). C’était le grand-maître de la secte, Saîd, un descendant d’Abdallâh l’oculiste, mais qui se donnait pour un descendant d’Alî et qui se faisait appeler Obaidallâh. Devenu calife, ce fondateur de la dynastie des Fatimides cacha soigneusement ses véritables principes. Peut-être eût-il mis plus de franchise dans ses procédés, si un autre pays, la Perse par exemple, eût été le théâtre de son triomphe; mais comme il devait le trône à une horde à demi barbare et qui ne comprenait rien à des spéculations philosophiques, force lui fut, non-seulement de dissimuler lui-même, mais encore de contenir les membres avancés de la secte, qui compromettaient son avenir par des hardiesses intempestives12. Aussi le vrai caractère de la secte ne se montra-t-il au grand jour qu’au commencement du XIe siècle, alors que le pouvoir des Fatimides était établi si solidement qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et que, grâce à leurs nombreuses armées et leurs immenses richesses, ils pouvaient faire bon marché même des prétendus droits de leur naissance13. Dans l’origine, au contraire, les Ismaëliens ne se distinguèrent des autres sectes musulmanes que par leur intolérance et leur cruauté. De pieux et savants faquis furent fouettés, mutilés ou crucifiés, parce qu’ils avaient parlé avec respect des trois premiers califes14, oublié une formule chiite, ou prononcé un fetfa selon le code de Mâlic. On exigeait des convertis une soumission à toute épreuve. Sous peine d’être égorgé comme un mécréant, le mari devait souffrir qu’on déshonorât sa femme en sa présence, après quoi il était obligé de se laisser souffleter et cracher au visage. Obaidallâh, il faut le dire à son honneur, tâchait parfois de réprimer la rage brutale de ses soldats, mais rarement il y réussissait. Ses sectaires, qui ne voulaient pas, disaient-ils, d’un Dieu invisible, le déifiaient volontiers, conformément aux idées des Persans, qui enseignaient l’incarnation de la Divinité dans la personne du monarque; mais c’était à la condition qu’il leur permettrait de faire tout ce qu’ils voudraient. Rien n’égale les horreurs que ces barbares commirent dans les villes conquises. A Barca, leur général fit couper en morceaux et rôtir quelques habitants de la ville; puis il en força d’autres à manger de cette chair; enfin, il fit jeter ces derniers dans le feu. Plongés dans une stupeur muette et ne croyant plus à une providence réglant les destinées humaines, les malheureux Africains ne mettaient leurs espérances qu’au delà de la tombe. «Puisque Dieu tolère tout cela, dit un pamphlétaire de l’époque