A peine en possession des Etats des Aghlabides, Obaidallâh avait déjà entamé une négociation avec Ibn-Hafçoun, et ce dernier l’avait reconnu pour son souverain. Cette singulière alliance n’avait abouti à rien; mais les Fatimides ne s’étaient pas laissé rebuter. Leurs espions parcouraient la Péninsule en tous sens, sous le prétexte d’affaires de commerce, et l’on peut se former une idée de ce qu’ils rapportaient à leurs maîtres, quand on lit ce que l’un d’entre eux, Ibn-Haucal, écrivit dans la relation de ses voyages. A peine a-t-il commencé à parler de l’Espagne, qu’il s’exprime de cette manière16: «Ce qui étonne le plus les étrangers qui arrivent dans cette Péninsule, c’est qu’elle appartient encore au souverain qui y règne, car les habitants du pays sont des gens sans fierté et sans esprit; ils sont lâches, ils montent fort mal à cheval, ils sont tout à fait incapables de se défendre contre de bons soldats, et d’un autre côté, nos maîtres (que Dieu les bénisse!) savent fort bien ce que vaut ce pays, combien il rapporte en impôts, et quelles en sont les beautés et les délices.»
Que si les Fatimides réussissaient à mettre le pied sur le sol de l’Andalousie, il était certain qu’ils y trouveraient des partisans. L’idée de l’apparition prochaine du Mahdî s’était répandue en Espagne comme dans tout le reste du monde musulman. Déjà dans l’année 901, comme nous le raconterons plus tard, un prince de la maison d’Omaiya s’était attribué le rôle du Mahdî que l’on attendait; et dans un livre écrit une vingtaine d’années avant la fondation du califat fatimide17, on trouve une prédiction faite par le célèbre théologien Abdalmélic ibn-Habîb (+ 853), selon laquelle un descendant de Fatime viendrait régner en Espagne, conquerrait Constantinople (ville que l’on considérait encore comme la métropole du christianisme), tuerait tous les chrétiens mâles de Cordoue et des provinces voisines, et vendrait leurs femmes et leurs enfants, de sorte que l’on pourrait se procurer un garçon pour un fouet, et une jeune fille pour un éperon. Comme d’ordinaire, c’étaient surtout les gens des basses classes de la société qui croyaient à ces sortes de prophéties; mais même parmi les gens bien élevés, et notamment parmi les libres penseurs, les Fatimides auraient peut-être trouvé des adhérents. La philosophie avait pénétré en Espagne sous le règne de Mohammed, le cinquième sultan omaiyade18; mais on y voyait les philosophes de mauvais œil, car on y était beaucoup plus intolérant qu’en Asie, et les théologiens andalous, qui avaient fait le voyage d’Orient, ne parlaient qu’avec une sainte horreur de la tolérance des Abbâsides, et surtout de ces réunions de savants de toutes les religions et de toutes les sectes, où l’on disputait sur des questions métaphysiques en mettant de côté toute révélation, et où les musulmans mêmes tournaient parfois le Coran en ridicule19. Le peuple détestait les philosophes, qu’il traitait d’impies, et les brûlait ou les lapidait très-volontiers20. Les libres penseurs étaient donc forcés de dissimuler leurs sentiments, et naturellement cette contrainte leur pesait. Ne seraient-ils pas prêts à appuyer une dynastie dont les principes étaient conformes aux leurs? Il était permis de le croire, et les Fatimides, ce semble, en jugeaient ainsi; il nous paraît même qu’ils tâchèrent de fonder une loge en Espagne, et qu’à cet effet ils se servirent du philosophe Ibn-Masarra. Cet Ibn-Masarra était un panthéiste de Cordoue, qui avait surtout étudié les traductions de certains livres grecs que les Arabes attribuaient à Empédocle. Forcé de quitter sa patrie parce qu’on l’avait accusé d’impiété, il s’était mis à parcourir l’Orient, où il s’était familiarisé avec les doctrines des différentes sectes, et où il semble s’être affilié à la société secrète des Ismaëliens. Ce qui nous porte à le supposer, c’est la manière dont il se conduisit après son retour en Espagne, car alors, au lieu d’exposer ouvertement ses opinions, comme il l’avait fait dans sa jeunesse, il les cachait et faisait parade d’une grande dévotion, d’une austérité extrême; les chefs de la société secrète, nous le croyons du moins, lui avaient enseigné qu’il fallait attirer et séduire les gens par les dehors de l’orthodoxie et de la piété. Grâce au masque qu’il avait pris, grâce aussi à son éloquence entraînante, il sut tromper le vulgaire et attirer à ses leçons un grand nombre de disciples, qu’il conduisait lentement et pas à pas, de la foi au doute, et du doute à l’incrédulité; mais il ne réussit pas à duper le clergé, qui, justement alarmé, fit brûler, non pas le philosophe lui-même (Abdérame III ne l’aurait pas permis), mais ses livres21.
Au reste, qu’Ibn-Masarra ait été ou non un émissaire des Ismaëliens (car il n’existe pas de témoignage formel à cet égard), toujours est-il que les Fatimides ne négligeaient aucun moyen pour se former un parti en Espagne, et que, jusqu’à un certain point, ils y réussirent22. Leur domination aurait été sans doute un bienfait pour les libres penseurs, mais elle aurait été un terrible fléau pour les masses, et particulièrement pour les chrétiens. Une phrase froidement barbare du voyageur Ibn-Haucal montre ce que ces derniers avaient à attendre de la part des fanatiques Ketâmiens. Après avoir remarqué que les chrétiens, qu’il trouva établis par milliers dans un grand nombre de villages, avaient souvent causé bien de l’embarras au gouvernement quand ils s’étaient mis en insurrection, Ibn-Haucal propose un moyen fort expéditif pour les mettre dorénavant dans l’impuissance de nuire: c’est de les exterminer jusqu’au dernier. Une telle mesure serait à ses yeux excellente, et la seule objection qui se présente à son esprit, c’est qu’il faudrait beaucoup de temps pour l’exécuter. Ce n’était donc, après tout, qu’une question de temps! Les Ketâmiens, on le voit, auraient réalisé à la lettre la prédiction d’Abdalmélic ibn-Habîb.
Voilà quel péril menaçait l’Espagne arabe du côté du Midi; celui auquel elle était exposée du côté du Nord, où le royaume de Léon grandissait de jour en jour, était plus grave encore.
Rien de plus humble que l’origine du royaume de Léon. Au VIIIe siècle, alors que la province qu’ils habitaient s’était déjà soumise aux musulmans, trois cents hommes, commandés par le brave Pélage, avaient trouvé un asile dans les hautes montagnes de l’est des Asturies. Une grande caverne leur servait de demeure. C’était celle de Covadonga. Fort élevée au-dessus du sol (on y monte aujourd’hui au moyen d’une espèce d’escalier de quatre-vingt-dix marches), elle se trouve dans un énorme rocher, au fond d’une vallée tortueuse, profondément ravinée par un torrent, et si étroitement resserrée entre deux chaînes de rochers fort escarpés, qu’un homme à cheval peut à peine y pénétrer23. Une poignée de braves pouvait donc aisément s’y défendre, même contre des forces très-supérieures. C’est ce que firent les Asturiens; mais leur existence était bien misérable, et quelques-uns de ses compagnons s’étant rendus, et d’autres étant morts faute de vivres, il y eut un instant où Pélage n’avait autour de lui que quarante personnes, parmi lesquelles se trouvaient dix femmes, et qui n’avaient pour toute nourriture que le miel que les abeilles déposaient dans les fentes du rocher. Alors les musulmans les laissèrent en paix, en se disant qu’après tout une trentaine d’hommes n’étaient pas à craindre, et que ce serait peine perdue que de s’aventurer pour eux dans cette dangereuse vallée, où tant de braves avaient déjà trouvé une mort sans gloire24. Grâce à ce répit, Pélage put renforcer sa bande, et plusieurs fugitifs s’étant unis à lui, il reprit l’offensive et se mit à faire des incursions sur les terres des musulmans. Voulant mettre un terme à ces déprédations, le Berber Monousa, qui était alors gouverneur des Asturies, envoya contre lui un de ses lieutenants, nommé Alcama. Mais l’expédition d’Alcama fut fort malheureuse: ses soldats essuyèrent une terrible défaite et lui-même fut tué. Le succès obtenu par la bande de Pélage enhardit les autres Asturiens; ils s’insurgèrent, et alors Monousa, qui n’avait pas assez de troupes pour réprimer cette révolte et qui craignait de se voir couper la retraite, abandonna Gijon, sa résidence, en prenant la route de Léon; mais à