Turgenev Ivan Sergeevich

Eaux printanières


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se balançaient lourdement en tous sens, comme les tiges d'une grande plante mouillée par la pluie.

      – Retirez-lui au moins ses bottes, allait dire Sanine à Pantaleone, lorsque le chien, évidemment surexcité par la nouveauté de cette scène,se dressa tout à coup sur ses pattes de derrière et se mit à aboyer.

      – Tartaglia —Canaglia! lui cria le vieillard.

      Au même instant le visage de la jeune fille se transforma, ses sourcilss'arquèrent, ses yeux devinrent encore plus grands et la joie éclatadans son regard.

      Sanine examina le malade et distingua sur le visage une légèrecoloration, les paupières remuèrent… les narines se dilatèrent.L'enfant aspira de l'air entre ses dents toujours serrées et soupira…

      – Emilio, cria la jeune fille… Emilio mio.

      Les grands yeux noirs de l'enfant s'ouvrirent lentement. Ils regardaientencore confusément mais commençaient à sourire faiblement. Le mêmesourire languissant joua sur ses lèvres pales, puis il remua son braspendant, et d'un seul mouvement le ramena sur sa poitrine.

      – Emilio, répéta la jeune fille en se levant.

      Son visage exprimait un sentiment si intense, qu'il semblait à toutinstant qu'elle allait fondre en larmes ou éclater d'un rire fou.

      – Emilio! Qu'est-ce qu'il a? Emilio! cria une voix derrière la porte.

      Dans la chambre entra à pas précipités une dame proprement vêtue, auvisage brun entouré de cheveux d'un blanc d'argent. Un homme d'âge mûrla suivait, et la servante avançait la tête par-dessus son épaule.

      La jeune fille courut à leur rencontre.

      – Il est sauvé, maman, il vit! dit-elle en embrassant convulsivement ladame qui venait d'entrer…

      – Mais qu'est-il arrivé, dit la nouvelle venue… Je rentrais… lorsqueprès de la maison j'ai rencontré le médecin et Louise.

      Pendant que la jeune fille racontait à sa mère tout ce qui s'étaitpassé, le médecin s'approcha du malade qui revenait à lui de plus enplus complètement, et qui souriait toujours. Il paraissait commencer àse sentir honteux de toute la peine qu'il avait donnée à tout le monde.

      – Comme je vois, vous l'avez frictionné avec des brosses, dit le médecinen s'adressant à Sanine et à Pantaleone… Vous avez très bien fait…C'était une excellente idée… Maintenant nous allons voir ce que nouspouvons encore lui administrer…

      Il tâta le pouls du jeune homme.

      – Hum! montrez-moi votre langue!

      La mère se pencha soucieuse sur le malade; l'enfant sourit franchement, fixa ses yeux sur elle et rougit…

      Sanine jugea que sa présence était devenue superflue et voulut seretirer, mais avant qu'il eût sa main sur le bouton de la ported'entrée, la jeune fille se trouva de nouveau devant lui et l'arrêta:

      – Vous nous quittez, dit-elle, je ne vous retiens pas, mais vousviendrez nous voir ce soir, n'est-ce pas?.. Nous vous devons tantd'obligations… Vous avez probablement sauvé mon frère de la mort…Nous voulons pouvoir vous remercier… Maman tient à vous exprimerelle-même sa reconnaissance… Il faut nous dire votre nom… Vous devezvenir partager notre joie…

      – Mais… c'est que je pars ce soir pour Berlin, objecta Sanine.

      – Vous avez tout le temps de partir, répéta vivement la jeune fille.

      – Venez dans une heure prendre avec nous une tasse de chocolat, ajouta-t-elle. Vous me le promettez?.. Je dois vite retourner auprès dumalade… Nous comptons sur vous!

      Que pouvait faire Sanine?

      – Je viendrai! répondit-il.

      La belle jeune fille lui serra vivement la main et courut rejoindre sonfrère.

      Sanine se retrouva dans la rue.

      IV

      Lorsque Sanine, une heure et demie plus tard, revint à la confiserie

      Roselli, il fut reçu comme un parent.

      Emilio était assis sur le divan où il avait été frictionné le matin; lemédecin lui avait ordonné une potion et recommandait «beaucoup deprudence dans les impressions, car le sujet est nerveux avec unepropension aux maladies de cœur.»

      Emilio avait déjà eu des évanouissements, mais jamais la crise n'avaitété si longue ni si forte. Pourtant le médecin assurait que tout dangeravait disparu.

      Emilio était habillé, comme il convient à un convalescent, d'une amplerobe de chambre; sa mère lui avait entouré le cou d'un fichu de lainebleue. Le malade était gai, il avait presque un air de fête; et toutautour de lui était à la joie.

      Devant le sofa, sur une table ronde, recouverte d'une nappe blanche, sedressait une énorme chocolatière de porcelaine, remplie de chocolatodorant, et tout autour des tasses, des verres de sirop, des gâteaux, des petits pains et jusqu'à des fleurs. Six bougies de cire brûlaientdans deux candélabres de vieil argent; à côté du divan se trouvait unmœlleux fauteuil voltaire, et c'est là qu'on invita Sanine à prendreplace.

      Toutes les personnes de la confiserie dont Sanine avait fait laconnaissance dans la journée étaient réunies autour du malade, sans enexcepter le chien Tartaglia ni le chat; tous semblaient être fortheureux; le caniche reniflait de plaisir, seul le chat continuait àminauder et à cligner des yeux.

      Sanine fut obligé de décliner son nom, de dire d'où il venait, de parlerde sa famille. Quand il avoua qu'il était Russe, les deux femmes furentun peu étonnées et laissèrent échapper un: «Ah!» tout en déclarant qu'ilparlait très bien l'allemand, mais elles l'invitèrent à continuer laconversation en français si cela lui était plus agréable, car toutesdeux comprenaient cette langue et la parlaient.

      Sanine s'empressa de profiter de cette aimable proposition.

      «Sanine! Sanine!» La mère et la fille n'auraient jamais cru qu'un Russepût porter un nom aussi facile à prononcer. Le petit nom de Sanine,Dmitri, leur plut de même beaucoup.

      La mère de Gemma s'empressa de remarquer que dans sa jeunesse elle avaitvu un opéra: «Demetrio et Polibio», mais que «Dmitri» sonnait infinimentmieux que «Demetrio».

      Sanine passa aussi une heure en conversation avec les deux Italiennes, qui, de leur côté, l'initièrent à tous les événements de leur vie.

      La mère tenait généralement la parole. Sanine apprit d'elle son nom,Leonora Roselli. Elle était veuve de Giovanni Battista Roselli, quiétait venu vingt-cinq ans auparavant à Francfort en qualité deconfiseur. Giovanni Battista était de Vicenza; c'était un excellenthomme bien qu'un peu emporté et orgueilleux, et par-dessus tout cela,républicain!

      En prononçant ces mots, madame Roselli désigna un portrait à l'huileplacé au-dessus du divan.

      – Il faut croire que le peintre, – «un républicain aussi!» ajouta madameRoselli en soupirant, – n'avait pas su saisir parfaitement laressemblance, car sur son portrait, Giovanni Battista apparaissait sousles traits d'un sinistre et féroce brigand, comme un Rinaldo Rinaldini!

      Madame Roselli elle-même était née dans la belle et antique cité de

      Parme, où se trouve cette divine coupole peinte par l'immortel Corrège.

      Une partie de sa vie pourtant avait été passée en Allemagne, et elle s'était presque germanisée.

      Elle ajouta, en branlant tristement la tête, qu'il ne lui restait plusque cette fille et ce fils, et du doigt elle les montrait tour à tour, puis elle dit que sa fille s'appelait Gemma et son fils Emilio, et quetous les deux étaient d'excellents enfants, obéissants, surtoutEmilio…

      – Et moi, je ne suis pas obéissante? interrompit Gemma.

      – Oh! toi aussi tu es républicaine! répondit la mère.

      Madame Roselli déclara pour