mains lui donna des tapesamicales sur l'épaule.
Seul Emilio riait sans se gêner. Cet âge est sans pitié, La Fontaine l'adéjà dit.
Sanine s'efforça de consoler le vieux chanteur en lui parlant dans salangue. Au cours de son dernier voyage il avait pris une teintured'italien; il se mit à parler du paese del Dante dove il si suona:cette phrase et ce vers célèbre «Lasciate ogni speranza» formaienttout le bagage poétique italien du jeune touriste.
Mais Pantaleone ne se laissa pas réconforter par ces attentions. Ilenfonça encore plus profondément son menton dans sa cravate et roulantdes yeux furieux ressembla plus que jamais à un oiseau hérissé, maiscette fois à un méchant oiseau, un corbeau ou un milan royal…
Alors Emilio, qui rougissait pour rien et à tout propos, comme il arriveaux enfants gâtés, dit à sa sœur que si elle voulait amuser leur hôte, elle ne pouvait mieux faire que de lui lire une des comédies de Malz,qu'elle lisait si bien.
Gemma éclata de rire, donna une petite tape sur la main de son frère etlui dit qu'il avait toujours «de drôles d'idées!» Pourtant elles'empressa d'aller dans sa chambre et revint tout de suite avec un petitlivre à la main. Elle s'assit à la table devant la lampe, regarda autourd'elle, leva le doigt «taisez-vous messieurs» – geste très italien – et semit à lire à haute voix.
VII
Malz était un écrivain local qui avait su peindre des types de Francfort avec un humour amusant, vif, bien que peu profond, dans de petitescomédies légèrement esquissées, écrites en patois.
En effet, Gemma lisait fort bien, en vraie comédienne. Elle nuançaitchaque rôle et savait à merveille soutenir le caractère des personnages; elle avait hérité avec le sang italien la mimique expressive de cepeuple. Elle n'épargnait ni sa voix douce, ni la plasticité de sonvisage; quand elle devait représenter une vieille folle ou unbourgmestre imbécile, elle faisait les grimaces les plus grotesques, bridait ses yeux, retroussait ses narines, prenait une voix glapissante, grasseyait…
Elle ne riait pas en lisant, mais quand ses auditeurs – à l'exception dePantaleone, qui était sorti de la chambre dès qu'il avait été questionde lire l'œuvre d'o quel ferroflucto Tedesco– l'interrompaient par uneexplosion de rire, elle laissait glisser le livre sur ses genoux, et latête rejetée en arrière se livrait à des éclats de rire sonores quisecouaient les anneaux mœlleux de ses boucles sur son cou et sesépaules.
Dès que l'hilarité de son auditoire s'était calmée, elle reprenait sonlivre, et redevenue sérieuse recommençait sa lecture.
Sanine ne pouvait se rassasier d'admirer la lectrice, se demandantcomment ce visage si idéalement beau pouvait sans transition prendre uneexpression si comique et parfois presque triviale.
Gemma réussissait beaucoup moins bien à rendre les rôles de jeunesfilles, les «jeunes premières», et surtout elle manquait les scènesd'amour; elle-même sentait son insuffisance et leur donnait une légèreteinte de moquerie, comme si elle ne croyait pas à tous ces sermentsenthousiastes, à toutes ces paroles enflammées, dont l'auteur, du reste,s'abstenait le plus possible.
La soirée passa si vite, que Sanine ne se souvint qu'il devait partir cesoir-là que lorsque la pendule sonna dix heures…
Il bondit de sa chaise comme si un serpent l'eût piqué.
– Qu'avez-vous? demanda Frau Lénore.
– Mais je dois partir ce soir pour Berlin, j'ai déjà retenu une placedans la diligence.
– Et quand part la diligence?
– À dix heures et demie.
– Alors vous arriverez trop tard, dit Gemma… Restez encore un peu…je continuerai ma lecture…
– Avez-vous payé la place entière ou seulement donné des arrhes? demanda
Frau Lénore.
– J'ai payé la place entière! répondit Sanine avec une grimacedouloureuse.
Gemma le regarda en clignant des yeux, et partit d'un éclat de rire. Samère la gronda.
– Comment, ce jeune homme a dépensé de l'argent pour rien, et toi, celate fait rire?
– Ce n'est pas une affaire! répondit Gemma. Cette dépense ne ruinera pasmonsieur Sanine… et nous tâcherons de le consoler… Voulez-vous de lalimonade?
Sanine but un verre de limonade. Gemma reprit sa lecture et la gaietégénérale fut rétablie.
Quand la pendule sonna minuit, Sanine se leva pour se retirer.
– Maintenant, il vous faut rester encore quelques jours à Francfort, ditGemma… À quoi bon vous dépêcher de partir?.. Vous vous amuserez toutautant ici qu'ailleurs.
Elle se tut.
– Je vous assure, vous ne vous amuserez pas davantage ailleurs!ajouta-t-elle en souriant.
Sanine ne répondit rien, mais il réfléchit que son porte-monnaie étantvide, il était obligé de rester à Francfort en attendant la réponse d'unami de Berlin, à qui il pensait pouvoir emprunter quelque argent.
– Restez encore quelque temps avec nous, restez, dit à son tour FrauLénore, vous ferez la connaissance de M. Charles Kluber, le fiancé deGemma. Il n'a pas pu venir ce soir parce qu'il avait beaucoup à fairedans son magasin… Vous avez sans doute remarqué sur la Zeile, le plusgrand magasin de draps et de soieries… M. Kluber est le premiercommis… Il sera très heureux de vous être présenté.
Sanine ne comprit pas lui-même pourquoi cette nouvelle l'abasourdit.
– L'heureux fiancé! pensa-t-il.
Il regarda Gemma et il crut discerner dans les yeux de la jeune filleune expression moqueuse.
Il prit congé de madame Roselli et de sa fille.
– À demain, n'est-ce pas? vous reviendrez demain?.. demanda Frau
Lénore.
– À demain! répéta Gemma d'un ton affirmatif, comme si cela allait sansdire.
– À demain! répondit Sanine.
Emilio, Pantaleone et le caniche Tartaglia lui firent conduite jusqu'aucoin de la rue. Pantaleone ne put se retenir d'exprimer le déplaisir quelui causait la lecture de Gemma.
– Comment n'a-t-elle pas honte! Elle se tord, elle crie —unacaricatura. Elle devrait représenter Mérope, Clytemnestre, unpersonnage tragique et grand… mais elle aime mieux singer une vilaineAllemande! Tout le monde peut en faire autant:… Mertz, Kertz, spertz, cria-t-il de sa voix enrouée en poussant le menton en avant eten écarquillant les doigts.
Tartaglia aboya contre lui, tandis qu'Emilio riait…
Le vieillard fit brusquement volte-face et rebroussa chemin.
Sanine rentra à l'Hôtel du Cygne Blanc, dans un état d'espritpassablement troublé.
Toute cette conversation italo-franco-allemande bourdonnait encore à sonoreille.
– Fiancée! se dit-il, lorsqu'il fut couché dans sa modeste chambred'hôtel. – Quelle belle jeune fille!.. Mais pourquoi ne suis-je pasparti?
Pourtant le lendemain il expédia une lettre à son ami de Berlin.
VIII
Avant que Sanine eût achevé sa toilette, le garçon de l'hôtel vint luiannoncer la visite de deux messieurs.
L'un était Emilio, l'autre un jeune homme grand et fort présentable, avec une tête tirée à quatre épingles; c'était Herr Karl Kluber, lefiancé de la belle Gemma.
Il est avéré qu'à cette époque on n'aurait pas trouvé dans toutFrancfort un premier commis plus poli, plus comme il faut, plus sérieuxni plus avenant que M. Kluber.
Sa toilette irréprochable était en harmonie avec sa prestance et lagrâce de ses manières, un peu réservées et froides,