Turgenev Ivan Sergeevich

Eaux printanières


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qui ont rencontré Sanine plus tard, quand la vie l'a brisé, quandil a perdu le velouté de la première jeunesse, ont trouvé en lui un toutautre homme.

      * * * * *

      Le lendemain matin, Sanine était encore au lit, lorsque Emilio, endimanché, une canne à la main, et très pommadé, entra vivement dans lachambre de son ami pour lui annoncer que Herr Kluber serait tout desuite là avec la voiture, que le temps promettait d'être très beau, quetout était prêt, mais que sa mère ne serait pas de la partie parce quesa migraine l'avait reprise.

      Emilio engagea Sanine à s'habiller au plus vite en lui disant qu'iln'avait pas un instant à perdre.

      En effet, M. Kluber surprit le jeune Russe au milieu de sa toilette. Ilfrappa à la porte, entra, salua en se courbant en deux, et se déclaraprêt à attendre aussi longtemps qu'on voudrait, puis il s'assit enposant avec grâce son chapeau sur son genou.

      Le premier commis était tiré à quatre épingles et avait versé sur sapersonne tout un flacon de parfum; chacun de ses mouvements était suivid'un effluve d'arôme subtil.

      Il était arrivé dans un landau découvert attelé de deux chevaux grandset vigoureux, mais dépourvus d'élégance.

      Un quart d'heure plus tard, Sanine, Kluber et Emilio arrivèrenttriomphalement devant le perron de la confiserie. Madame Roselli refusacatégoriquement de se joindre à la promenade.

      Gemma voulut rester pour tenir compagnie à sa mère, mais Frau Lénore lamit pour ainsi dire dehors de vive force.

      – Je n'ai besoin de personne pour me tenir compagnie, dit-elle, je veuxdormir. J'aurais envoyé Pantaleone avec vous, mais il faut que quelqu'unreste au magasin.

      – Pouvons-nous prendre Tartaglia avec nous?

      – Je crois bien, mon fils.

      Tartaglia sauta immédiatement avec des bonds de joie sur le siège à côtédu cocher et s'assit en se pourléchant les babines. Évidemment il étaithabitué à ces promenades.

      Gemma mit un grand chapeau de paille orné de rubans couleur de cannelledont l'aile repliée sur le front abritait tout le visage. L'ombres'arrêtait aux lèvres qui rougissaient virginalement et tendrement, comme les pétales d'une rose à cent feuilles, tandis que les dentsbrillaient discrètement, avec la même innocence que chez un enfant.

      Gemma prit place au fond de la voiture avec Sanine. Kluber et Emilios'assirent en face.

      Le pâle visage de Frau Lénore apparut à la fenêtre. Gemma agita sonmouchoir, et les chevaux se mirent en marche.

      XV

      Soden est une petite ville dans les environs de Francfort, fort biensituée au pied d'une des ramifications du Taunus, endroit réputé enRussie pour ses eaux, qu'on dit salutaires pour les personnes dont lespoumons sont délicats.

      Les habitants de Francfort vont à Soden pour se distraire. Le parc estfort beau et présente aux promeneurs plusieurs «Wirthschafte», où l'onpeut boire de la bière et du café, à l'ombre des hauts tilleuls et desérables.

      La route de Francfort à Soden longe la rive droite du Mein; elle estdans toute sa longueur bordée d'arbres fruitiers.

      Pendant que le landau roulait lentement sur la route unie, Sanineobservait à la dérobée la façon dont Gemma se comportait avec sonfiancé; il les voyait ensemble pour la première fois. L'attitude de lajeune fille était calme et naturelle, quoiqu'un peu plus réservée etplus sérieuse que d'habitude.

      Kluber avait l'air d'un supérieur plein de condescendance, qui s'accordeainsi qu'à ses subordonnés un plaisir modéré et convenable.

      Sanine ne remarqua pas chez le fiancé de Gemma de l'empressement. Ilétait évident que Herr Kluber considérait son mariage comme une affairearrêtée, dont il n'avait plus aucune raison de s'inquiéter!

      Mais il ne perdait pas un instant le sentiment de sa condescendance!Pendant une longue promenade que les jeunes gens firent avant le dîner,à travers bois, dans la montagne et dans les vallées qui entourentSoden, Herr Kluber, tout en admirant les beautés de la nature, latraitait aussi avec une condescendance à travers laquelle perçait lesentiment de sa supériorité. Il fit la remarque que tel ruisseau avaittort de couler en ligne droite au lieu de décrire des méandrespittoresques; il critiqua aussi le chant d'un pinson qui ne variait pasassez ses thèmes.

      Gemma ne paraissait pas s'ennuyer, même elle avait l'air de s'amuserplutôt, et cependant Sanine ne reconnaissait pas la Gemma de la veille; nulle ombre pourtant n'attristait son visage, jamais sa beauté n'avaiteu plus de rayonnement, mais son âme semblait repliée sur elle-même.

      L'ombrelle ouverte, gantée, elle marchait légèrement, sans hâte, commese promènent les jeunes filles bien élevées, et elle parlait peu.

      Emilio n'avait pas l'air non plus de se sentir tout à fait à son aise,et Sanine encore moins que lui. Le jeune Russe d'ailleurs était un peugêné par l'obligation de parler tout le temps allemand.

      Seul Tartaglia se sentait libre de toute contrainte! Il poursuivait lesmerles avec des aboiements frénétiques, sautait par-dessus les fossés etles troncs renversés, se plongeait dans les ruisseaux, lapait l'eau àgrandes gorgées, se secouait, japait, puis partait comme une flèche, salangue rouge tirée jusqu'à l'épaule.

      Herr Kluber faisait tout ce qu'il jugeait convenable pour égayer lacompagnie. Il invita tout le monde à s'asseoir sous l'ombre d'un grandchêne, et, tirant de sa poche un petit livre intitulé:Knallerbsen – oder du sollst und wirst lachen! – Les Pétards, – ou tu doisrire et tu riras certainement! il se mit à lire des anecdotes comiques.Il en lut une douzaine sans avoir fait rire qui que ce soit. Sanine, seul, par politesse, se croyait obligé, à la fin de chaque récit, dedécouvrir ses dents, et M. Kluber lui-même ponctuait régulièrement sesanecdotes d'un rire bref, mesuré et toujours empreint de condescendance.

      Vers midi, M. Kluber et ses invités entrèrent dans le premier restaurantde Soden.

      Il s'agissait de choisir le menu.

      M. Kluber avait proposé de dîner dans le gartensalon, un pavillonfermé. Cette fois, Gemma se révolta et déclara qu'elle voulait dînerdans le jardin, au grand air, à une des petites tables disposées devantle restaurant. «Elle en avait assez, ajouta-t-elle, d'être tout le tempsavec les mêmes personnes, elle voulait voir de nouveaux visages.»

      Plusieurs tables étaient déjà occupées par des groupes de visiteurs.

      M. Kluber céda avec condescendance au «caprice» de sa fiancée. Pendantqu'il s'entretenait à part avec l'oberkelner (le maître d'hôtel),Gemma resta immobile, les yeux baissés, les lèvres serrées: elle sentaitque Sanine l'observait sans cesse, et elle semblait mécontente de cetteinsistance.

      Enfin, M. Kluber revint pour annoncer que le dîner serait prêt dans unedemi-heure, et proposa de faire en attendant une partie de quilles. Ilajouta que ce jeu est excellent pour éveiller l'appétit: «Hé! hé! hé!»

      Il jouait en virtuose, il prenait, pour jeter la boule, des attitudesd'Hercule, mettant tous les muscles en jeu et en même temps relevantlégèrement la jambe. M. Kluber était un athlète en son genre, et fortbien tourné! Impossible d'avoir des mains plus blanches ni plusdélicates, et c'était un plaisir de le voir les essuyer dans un mouchoirde soie imitation d'indienne, rouge et or, et des plus cossus!..

      Enfin, le dîner fut servi, et toute la société put prendre place autourd'une petite table.

      XVI

      Qui ne connaît pas le classique dîner allemand? Une soupe aqueuse avecde grosses boulettes de pâte et de la cannelle; un bouilli archi-cuit, sec comme un bouchon, nageant dans de la graisse blanche gluante etflanqué de pommes de terre devenues poisseuses, et de raifort râpé.Ensuite, un plat d'anguille tournée au bleu, arrosée de vinaigre etsemée de câpres, auquel succède le rôti servi avec de la confiture, etl'inévitable Mehlspeise, une sorte de pouding qu'accompagne une saucerouge et aigre.

      Il est vrai qu'en revanche, le vin et