s'ilaimait Weber, et elle ajouta que, bien qu'elle fût Italienne, ellepréférait cette musique à toute autre.
La conversation passa de Weber à la poésie et au romantisme, puis à
Hoffmann, qui était fort à la mode à cette époque.
Pendant ce temps Frau Lénore dormait toujours, ronflant même quelquepeu, et les rayons du soleil qui glissaient entre les persiennes enbandes étroites, de plus en plus obliques, se promenaient sans cesseeffleurant le plancher, les meubles, la robe de Gemma, les feuilles etles pétales des fleurs.
XII
Gemma ne goûtait pas beaucoup Hoffmann et même elle le trouvaitennuyeux!
Sa nature claire de méridionale restait réfractaire au côté brumeux etfantastique du conteur.
– Tous ces contes sont bons pour les enfants! disait-elle non sansdédain.
Elle se plaignait aussi du manque de poésie d'Hoffmann. Pourtant une deses nouvelles lui plaisait beaucoup, tout au moins le commencement, carelle en avait oublié la fin, si même elle l'avait lue.
C'était l'histoire d'un jeune homme qui rencontre par hasard, peut-êtredans une confiserie – une jeune fille d'une grande beauté, une Grecque.Elle est accompagnée d'un vieillard mystérieux et bizarre.
Le jeune homme tombe amoureux à première vue de la jeune fille, et ellele regarde d'un air suppliant, comme pour lui demander de la délivrer…
Le jeune homme s'absente pour quelques instants, et lorsqu'il rentredans la confiserie, la jeune fille et le vieillard ont disparu; ils'élance à leur poursuite, mais tous ses efforts pour les atteindrerestent vains.
La belle jeune fille est pour jamais perdue pour lui; et pourtant il luiest impossible d'oublier le regard suppliant qu'elle attacha sur lui, etil est rongé par la pensée que peut-être le bonheur de sa vie a glisséentre ses doigts.
Ce n'est pas ainsi que finit le conte d'Hoffmann, mais tel est ledénouement qui était resté gravé dans la mémoire de Gemma.
– Il me semble, ajouta-t-elle, que des rencontres et des séparationssemblables arrivent plus souvent que nous ne le pensons.
Sanine ne répondit pas à cette remarque, mais au bout de quelquesinstants il amena la conversation sur M. Kluber…
C'était la première fois qu'il le mentionnait, il ne lui était pasencore arrivé de penser au fiancé de Gemma.
À son tour la jeune fille ne répondit pas et resta pensive, mordillantlégèrement l'ongle de l'index et regardant de côté. Enfin elle fitl'éloge de son fiancé, parla de la partie de plaisir qu'il avaitprojetée pour le lendemain, et jetant un regard plein de vivacité surSanine se tut de nouveau.
Cette fois le jeune Russe ne trouva plus rien à dire.
Emilio entra dans la chambre en courant si bruyamment, qu'il réveilla
Frau Lénore.
Sanine fut enchanté de l'arrivée de son jeune ami.
Frau Lénore se leva de son fauteuil, et Pantaleone entra pour annoncerque le dîner était servi.
L'ami de la maison, l'ex-chanteur et le domestique remplissait encore lerôle de cuisinier.
XIII
Sanine resta pour le dîner. On le retint encore sous prétexte que lachaleur était accablante, puis, quand la chaleur eut baissé, on l'invitaà venir au jardin pour prendre le café à l'ombre des acacias.
Sanine accepta. Il se sentait parfaitement heureux.
Le cours calme et monotone de la vie est plein de charme, et Sanines'abandonnait à ce charme avec délices, il ne demandait rien de plus auprésent, ne songeait pas au lendemain et ne se souvenait plus du passé.Où trouverait-il plus de charme que dans la compagnie de cet êtreexquis, Gemma! Bientôt il faudra se séparer d'elle, et sans doute pourne jamais la revoir, mais pendant que la même barque, comme dans laromance d'Ilhland, les porte sur les ondes domptées de la vie:«Réjouis-toi, goûte la vie, voyageur!..»
Et tout semblait beau et agréable à l'heureux voyageur!
Frau Lénore lui proposa de se mesurer avec elle et Pantaleone au«tresette», et elle lui apprit ce jeu de cartes italien peu compliqué,où elle gagna quelques kreutzers, et il était parfaitement heureux.
Pantaleone, à la demande d'Emilio, commanda au caniche Tartagliad'exécuter tous ses tours, et Tartaglia sauta par-dessus un bâton, parla, c'est-à-dire, aboya, éternua, ferma la porte avec son museau, apporta la vieille pantoufle de son maître, et finalement, coiffé d'unvieux shako, figura le maréchal Bernadotte recevant de cruels reprochesde Napoléon sur sa trahison.
Napoléon était représenté par Pantaleone, assez fidèlement; les brascroisés, un tricorne enfoncé sur les yeux, il grondait furieusement enfrançais… et dans quel français? Tartaglia était assis devant sonEmpereur humblement replié sur lui-même, la queue baissée, clignanttimidement les yeux sous la visière du shako, posé de travers; de tempsen temps, quand Napoléon haussait la voix, Bernadotte se soulevait surses pattes de derrière.
– Fuori, Traditore! (va-t'en, traître) cria Napoléon, oubliant dansl'excitation de sa colère qu'il devait soutenir son caractère français.Alors Bernadotte se cacha sous le divan, puis revint aussitôt avec unaboiement joyeux, qui signifiait que la représentation était terminée.
Tous les spectateurs riaient aux larmes, et Sanine riait plus que tousles autres.
Gemma avait un rire fort agréable, continu et lent mais entrecoupé depetits cris plaintifs, très drôles… Sanine était en extase devant cerire. Il aurait voulu pouvoir couvrir de baisers la jeune fille pourchacun de ces petits cris. Enfin la nuit tomba. Il était temps de seséparer.
Sanine prit plusieurs fois congé de tout le monde, et répéta à chacun àmaintes reprises: – À demain! Même il embrassa Emilio, et partit enemportant l'image triomphante de la jeune fille, parfois rieuse, parfoispensive, calme ou indifférente mais toujours remplie d'attrait. Ces yeuxtantôt largement ouverts, clairs et gais comme le jour, tantôt à demirecouverts par les cils, profonds et sombres comme la nuit, étaienttoujours devant lui, pénétrant d'un trouble étrange et doux toutes lesautres images et représentations.
Mais il n'arriva pas une seule fois à Sanine de songer à M. Kluber niaux événements qui l'obligeaient à rester à Francfort, en un mot tout cequi le préoccupait et le tourmentait la veille n'existait plus pour lui.
XIV
Sanine était un fort beau garçon, de taille haute et svelte; il avaitdes traits agréables, un peu flous, de petits yeux teintés de bleuexprimant une grande bonté, des cheveux dorés et une peau blanche etrose. Ce qui le distinguait de prime abord, c'était cette expression degaieté sincère, un peu naïve, ce rire confiant, ouvert, auquel onreconnaissait autrefois à première vue les fils de la petite noblesserurale russe. Ces fils de famille étaient d'excellents jeunesgentilshommes, nés et librement élevés dans les vastes domaines des paysde demi-steppes.
Sanine avait une démarche indécise, une voix légèrement sifflante, etdès qu'on le regardait il répondait par un sourire d'enfant. Enfin ilavait la fraîcheur et la santé; mais le trait caractéristique de saphysionomie était la douceur, par dessus tout la douceur!
Il ne manquait pas d'intelligence et avait appris pas mal de choses.Malgré son voyage à l'étranger, il avait conservé toute sa fraîcheurd'esprit et les sentiments qui à cette époque troublaient l'élite de lajeunesse russe, lui étaient totalement inconnus.
Dans ces derniers temps, après s'être mis en quête d'hommes nouveaux, les romanciers russes ont commencé à représenter des jeunes gens qui sepiquent avant tout de fraîcheur, mais ils sont frais à la façon deshuîtres de Flensbourg, qu'on apporte à Saint-Pétersbourg.
Sanine n'avait rien de commun avec ces jeunes gens.
Puisque je me laisse aller à des comparaisons, je dirai que Sanineressemblait à