était habitué à obéiraux ordres d'un supérieur et à commander à des inférieurs, et quederrière le comptoir de son magasin, il devait fatalement inspirer durespect aux clients.
Sa probité scrupuleuse ne pouvait pas être mise en doute; il suffisaitpour s'en convaincre d'un coup d'œil sur ses manchettes impeccablementempesées! Sa voix d'ailleurs était en harmonie avec tout son être: unevoix de basse assurée et mœlleuse, mais pas trop élevée et même avecdes inflexions caressantes dans le timbre. C'est bien la voix quiconvient pour donner des ordres à des subordonnés: – «Montrez à Madame levelours de Lyon ponceau». – «Donnez une chaise à Madame!..»
M. Kluber commença par se présenter à Sanine selon toutes les règles; ilinclina sa taille avec tant de noblesse, rapprocha si élégamment lesjambes et serra les talons l'un contre l'autre avec une politesse siexquise, qu'il était impossible de ne pas s'écrier mentalement: «Oh! cejeune homme a du linge et des qualités d'âme de premier ordre!»
Le fini de sa main droite dégantée, – de sa main gauche couverte d'ungant de suède, il tenait son chapeau lissé comme un miroir et au fondduquel s'étalait l'autre gant; – le fini de sa main droite qu'il tendit àSanine avec modestie mais fermement était au-dessus de tout éloge: chaque ongle était à lui seul une œuvre d'art.
Ensuite, M. Kluber expliqua, dans un allemand choisi, qu'il était venuprésenter ses hommages et exprimer sa reconnaissance au monsieurétranger qui avait rendu un service si important à son futur parent, aufrère de sa fiancée; en disant ces mots il étendit sa main gauche versEmilio, qui rougit, de honte semblait-il, se détourna dans la directionde la fenêtre et mit un doigt dans sa bouche.
M. Kluber ajouta qu'il serait heureux s'il pouvait être agréable àmonsieur l'Étranger.
Sanine répondit non sans quelque difficulté, en allemand, qu'il étaittrès heureux… que le service rendu était insignifiant… et il invitases hôtes à s'asseoir.
Herr Kluber remercia – et rejetant vivement les pans de son habit, seposa sur une chaise, mais il s'asseyait si légèrement, si peuconfortablement, qu'on comprenait aussitôt qu'il s'était assis parpolitesse, mais qu'il se lèverait dans une minute.
En effet, au bout de quelques secondes il se leva, fit modestement deuxpas en arrière, comme dans une contredanse, et déclara qu'à son vifregret il ne pouvait prolonger sa visite, car c'était l'heure d'entrerau magasin… les affaires avant tout! Cependant, le lendemain étant undimanche, il avait organisé, avec l'assentiment de Frau Lénore et deFraülein Gemma, une promenade à Soden, et il avait l'honneur d'invitermonsieur l'Étranger à se joindre à eux; il espérait que M. Sanine nerefuserait pas d'orner cette partie de plaisir de sa présence.
Sanine, en effet, consentit à orner de sa présence cette partie deplaisir – et M. Kluber, après avoir fait pour la seconde fois un salutdans toutes les règles, se retira gracieusement avec son pantaloncouleur de pois tendres et en faisant résonner agréablement les semellesde ses bottes neuves…
IX
Emilio, sans tenir compte de l'invitation de Sanine, qui le priait des'asseoir, était resté tout le temps le visage tourné vers la fenêtre, mais dès que son futur beau-frère fut parti, il pirouetta sur sestalons, en faisant des grimaces de gamin, et demanda en rougissant lapermission de rester encore un moment.
– Je vais beaucoup mieux aujourd'hui, ajouta-t-il, seulement le médecinne me permet pas encore de travailler.
– Restez avec moi, vous ne me gênez nullement, s'empressa de répondreSanine, qui, en sa qualité de Russe, était enchanté d'avoir aussi unprétexte pour ne rien faire.
Emilio le remercia, et au bout de quelques minutes le jeune garçon setrouva dans l'appartement de Sanine comme chez lui; il examina tous leseffets du voyageur et le questionna sur la provenance et la qualité dechaque objet. Il aida Sanine à se raser, et engagea le jeune Russe àlaisser pousser ses moustaches. Tout en bavardant, il confia à sonnouvel ami beaucoup de détails sur la vie de sa mère, de sa sœur, dePantaleone et même du caniche Tartaglia, en un mot il décrivit touteleur manière de vivre.
Toute trace de timidité avait disparu de chez Emilio, il ressentit unevive sympathie pour Sanine, non parce que le jeune Russe lui avait sauvéla vie la veille, mais parce qu'il se sentait fortement attiré vers lui.Il n'eut rien de plus pressé que de confier à son nouvel ami sessecrets.
Il lui avoua que sa mère le destinait au commerce, tandis qu'ilsavait, il le savait pertinemment, qu'il était né pour être artiste, musicien, chanteur, qu'il avait une vocation décidée pour le théâtre: lapreuve en était que Pantaleone l'engageait à suivre cette carrière.Malheureusement M. Kluber était de l'avis de sa mère, et il exerçait unegrande influence sur elle. C'est lui qui avait suggéré à Madame Rosellil'idée de mettre son fils dans le commerce, parce que le premier commisne voyait rien de plus beau que le commerce. Vendre du drap et duvelours, tromper le client, lui demander des «prix d'imbéciles», des«prix de Russes» [Autrefois, et peut-être encore maintenant, au mois demai, dès que les seigneurs russes arrivaient à Francfort, tous lesmagasins élevaient leurs prix, qu'on appelait «prix de Russes» ou «prixd'imbéciles».], voilà l'idéal de M. Kluber!
– Eh bien! maintenant vous allez venir chez nous? s'écria l'enfant dèsque Sanine eut terminé sa toilette et écrit une lettre à Berlin.
– Il est encore trop tôt pour faire une visite, objecta Sanine.
– Oh! ça ne fait rien, s'écria Emilio d'un ton caressant. Revenez avecmoi. Nous passerons à la poste et de là nous reviendrons chez nous!Gemma sera si contente! Vous déjeunerez avec nous… Vous pourrezglisser un mot à maman en faveur de moi… en faveur de ma carrièreartistique…
– Eh bien! allons, dit Sanine.
Et ils sortirent ensemble de l'hôtel.
X
Gemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et Frau Lénore lereçut très amicalement; il était évident qu'il avait produit la veilleune excellente impression sur toutes deux. Emilio courut commander ledéjeuner après avoir encore une fois rappelé à Sanine qu'il avait promisde plaider sa cause auprès de sa mère.
– Je n'oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeune garçon.
Frau Lénore n'était pas tout à fait bien; elle souffrait de la migraine,et à demi-allongée dans le fauteuil, elle s'efforçait de resterimmobile.
Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuirnoir; elle semblait aussi un peu lasse; elle était légèrement pâle, descercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leuréclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traitsclassiquement sévères de la jeune Italienne.
Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains dela jeune fille. Lorsqu'elle rajustait ou soulevait ses boucles noires etbrillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigtssouples, longs, écartés l'un de l'autre comme ceux de la Fornarine deRaphaël.
Il faisait extrêmement chaud dehors; après le déjeuner Sanine voulut seretirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur ilvalait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place; et il resta.
Dans l'arrière-salon ou il se tenait avec la famille Roselli, régnaitune agréable fraîcheur: les fenêtres ouvraient sur un petit jardinplanté d'acacias. Des essaims d'abeilles, des taons et des bourdonschantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbresparsemées de fleurs d'or; à travers les volets à demi clos et les storesbaissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnantl'impression de la chaleur répandue dans l'air au dehors, et lafraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d'autant plusagréable…
Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il ne parlaitplus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service à son jeuneami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyé chez M. Kluberpour être initié à la tenue des livres, Sanine amena la conversation surles avantages respectifs du commerce