Gautier Théophile

Honoré de Balzac


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sens de race et d'aristocratie. Lord Byron dit, dans une note, avec une visible satisfaction, qu'Ali‐Pacha lui fit compliment de la petitesse de son oreille, et en inféra qu'il était bon gentilhomme. Une semblable remarque sur ses mains eût également flatté Balzac, et plus que l'éloge d'un de ses livres. Il avait même une sorte de prévention contre ceux dont les extrémités manquaient de finesse. Le repas était assez délicat; un pâté de foie gras y figurait, mais c'était une dérogation à sa frugalité habituelle, comme il le fit remarquer en riant, et pour « cette solennité » il avait emprunté des couverts d'argent à son libraire !

      Nous nous retirâmes après avoir promis des articles pour La Chronique de Paris, ou parurent Le Tour en Belgique, La Morte Amoureuse, La Chaîne d'Or, et autres travaux littéraires. Charles de Bernard, appelé aussi par Balzac, y fit La Femme de Quarante Ans, La Rose Jaune, et quelques nouvelles recueillies depuis en volumes. Balzac, comme on sait, avait inventé la femme de trente ans; son imitateur ajouta deux lustres à cet âge déjà vénérable, et son héroïne n'en obtint pas moins de succès.

      Avant d'aller plus loin, arrêtons‐nous un peu et donnons quelques détails sur la vie de Balzac antérieurement à notre connaissance avec lui. Nos autorités seront madame de Surville, sa sœur, et lui‐même.

      Balzac naquit à Tours, le 16 mai 1799, le jour de la fête de saint Honoré dont on lui donna le nom, qui parut bien sonnant et de bon augure. Le petit Honoré ne fut pas un enfant prodige; il n'annonça pas prématurément qu'il ferait La Comédie Humaine. C'était un garçon frais, vermeil, bien portant, joueur, aux yeux brillants et doux, mais que rien ne distinguait des autres, du moins à des regards peu attentifs. A sept ans, au sortir d'un externat de Tours, on le mit au collège de Vendôme, tenu par des Oratoriens, où il passa pour un élève très‐médiocre.

      La première partie de Louis Lambert contient, sur ce temps de la vie de Balzac, de curieux renseignements. Dédoublant sa personnalité, il s'y peint comme ancien condisciple de Louis Lambert, tantôt parlant en son nom, et tantôt prêtant ses propres sentiments à ce personnage imaginaire, mais pourtant très‐réel, puisqu'il est une sorte d'objectif de l'âme même de l'écrivain.

      « Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collège forme une vaste enceinte où sont enfermés les établissements nécessaires à une institution de ce genre: une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des cours d'eau. Ce collège, le plus célèbre foyer d'instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L'éloignement ne permet donc pas aux parents d'y venir souvent voir leurs enfants; la règle interdisait d'ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collège qu'à la fin de leurs études. A l'exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le correcteur était encore un vivant souvenir, et la férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. »

      C'est ainsi que Balzac peint ce formidable collège, qui laissa dans son imagination de si persistants souvenirs.

      Il serait curieux de comparer la nouvelle intitulée William Wilson, où Edgar Poe décrit, avec les mystérieux grossissements de l'enfance, le vieux bâtiment du temps de la reine Elisabeth où son héros est élevé avec un compagnon non moins étrange que Louis Lambert; mais ce n'est pas ici le lieu de faire ce rapprochement, que nous nous contentons d'indiquer.

      Balzac souffrit prodigieusement dans ce collège, où sa nature rêveuse était meurtrie à chaque instant par une règle inflexible. Il négligeait de faire ses devoirs; mais, favorisé par la complicité tacite d'un répétiteur de mathématiques, en même temps bibliothécaire et occupé de quelque ouvrage transcendantal, il ne prenait pas sa leçon et emportait les livres qu'il voulait. Tout son temps se passait à lire en cachette. Aussi fut‐il bientôt l'élève le plus puni de sa classe. Les pensums, les retenues absorbèrent le temps des récréations.

      A certaines natures d'écoliers, les châtiments inspirent une sorte de rébellion stoïque, et ils opposent aux professeurs exaspérés la même impassibilité dédaigneuse que les guerriers sauvages captifs aux ennemis qui les torturent. Ni le cachot, ni la privation d'aliments, ni la férule ne parviennent à leur arracher la moindre plainte; ce sont alors entre le maître et l'élève des luttes horribles, inconnues des parents, où la constance des martyrs et l'habileté des bourreaux se trouvent égalées. Quelques professeurs nerveux ne peuvent supporter le regard plein de haine, de mépris et de menace par lequel un bambin de huit ou dix ans les brave.

      Rassemblons ici quelques détails caractéristiques qui, sous le nom de Louis Lambert, reviennent à Balzac. « Accoutumé au grand air, à l'indépendance d'une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d'un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collège, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d'une salle où quatre‐vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun; les exhalaisons par lesquelles l'air était corrompu, mêlées à la senteur d'une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners et de nos goûters, affectèrent son odorat, ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d'invincibles ébranlements aux organes de la pensée; outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d'étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d'eau où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle, en présence du maître. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l'air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, de la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre‐vingts corps réunis. – Cette espèce d'humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d'une insupportable puanteur. La privation de l'air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu'alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé à son pupitre, il passait les heures d'étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel. Il semblait étudier ses leçons; mais, voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le régent lui criait: Vous ne faites rien, Lambert. »

      A cette peinture si vive et si vraie des souffrances de la vie de collège, ajoutons encore ce morceau où Balzac, se désignant dans sa dualité sous le double sobriquet de Pythagore et du Poète, l'un porté par la moitié de lui‐même personnifiée en Louis Lambert, l'autre par la moitié de son identité avouée, explique admirablement pourquoi il passa aux yeux des professeurs pour un enfant incapable :

      « Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l'engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensums, nous valurent la réputation d'être des enfants lâches et incorrigibles: nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades, à qui nous cachions nos études de contrebande par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples; nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses aux jours d'amnistie, quand par hasard nous obtenions un instant de liberté; nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le collège; étrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète et Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L'instinct si pénétrant, l'amour‐propre si délicat des écoliers, leur firent pressentir des esprits situés plus haut ou plus bas que