Gautier Théophile

Honoré de Balzac


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lui eût ménagé une charge à des conditions très favorables. Son père lui accorda deux ans pour faire ses preuves, et comme la famille retournait en province, madame de Balzac installa Honoré dans une mansarde, en lui allouant une pension suffisante à peine aux plus stricts besoins, espérant qu'un peu de vache enragée le rendrait plus sage.

      Cette mansarde était perchée rue de Lesdiguières, no 9, près de l'Arsenal, dont la bibliothèque offrait ses ressources au jeune travailleur. Sans doute, passer d'une maison abondante et luxueuse à un misérable réduit serait une chose dure à un tout autre âge qu'à vingt et un ans, âge qui était celui de Balzac; mais si le rêve de tout enfant est d'avoir des bottes, celui de tout jeune homme est d'avoir une chambre, une chambre bien à lui, dont il ait la clef dans sa poche, ne pût‐il se tenir debout qu'au milieu: une chambre, c'est la robe virile, c'est l'indépendance, la personnalité, l'amour !

      Voilà donc maître Honoré juché près du ciel, assis devant sa table, et s'essayant au chef‐d'œuvre qui devait donner raison à l'indulgence de son père et démentir les horoscopes défavorables des amis. – Chose singulière, Balzac débuta par une tragédie, par un Cromwell! Vers ce temps‐là, à peu près, Victor Hugo mettait la dernière main à son Cromwell, dont la préface fut le manifeste de la jeune école dramatique.

      II

      En relisant avec attention La Comédie Humaine lorsqu'on a connu familièrement Balzac, on y retrouve épars une foule de détails curieux sur son caractère et sur sa vie, surtout dans ses premiers ouvrages, où il n'est pas encore tout à fait dégagé de sa personnalité, et, à défaut de sujets, s'observe et se dissèque lui‐même. Nous avons dit qu'il commença le rude noviciat de la vie littéraire dans une mansarde de la rue Lesdiguières, près de l'Arsenal. – La nouvelle de Facino Cane, datée de Paris, mars 1836, et dédiée à Louise, contient quelques indications précieuses sur l'existence que menait dans ce nid aérien le jeune aspirant à la gloire.

      « Je demeurais alors dans une rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue de Lesdiguières: elle commence rue Saint‐Antoine, en face d'une fontaine, près de la place de la Bastille, et débouche dans la rue de la Cerisaie. L'amour de la science m'avait jeté dans une mansarde où je travaillais pendant la nuit, et je passais le jour dans une bibliothèque voisine, celle de Monsieur; je vivais frugalement, j'avais accepté toutes les conditions de la vie monastique, si nécessaire aux travailleurs. Quand il faisait beau, à peine me promenais‐je sur le boulevard Bourbon. – Une seule passion m'entraînait en dehors de mes habitudes studieuses; mais n'était‐ce pas encore de l'étude? J'allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mal vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi: je pouvais me mêler à leurs groupes, les voir concluant leurs marchés, et se disputant à l'heure où ils quittent le travail. Chez moi l'observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l'âme sans négliger le corps; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu'elle allait sur‐le‐champ au‐delà; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l'individu sur laquelle elle s'exerçait en me permettant de me substituer à lui, comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l'âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

      » Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant de l'Ambigu‐Comique, je m'amusais à les suivre depuis le boulevard du Pont‐aux‐Choux jusqu'au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d'abord de la pièce qu'ils avaient vue; de fil en aiguille ils arrivaient à leurs affaires; la mère tirait son enfant par la main sans écouter ni ses plaintes ni ses demandes. Les deux époux comptaient l'argent qui leur serait payé le lendemain. Ils le dépensaient de vingt manières différentes. C'étaient alors des détails de ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes de terre ou sur la longueur de l'hiver et le renchérissement des mottes, des représentations énergiques sur ce qui était dû au boulanger, enfin des discussions qui s'envenimaient et où chacun déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme et mon âme passait dans la leur; c'était le rêve d'un homme éveillé. Je m'échauffais avec eux contre les chefs d'atelier qui les tyrannisaient ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l'ivresse des facultés morales et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. A quoi dois‐je ce don? Est‐ce une seconde vue? Est‐ce une de ces qualités dont l'abus mènerait à la folie? Je n'ai jamais recherché les causes de cette puissance; je la possède et je m'en sers, voilà tout. »

      Nous avons transcrit ces lignes, doublement intéressantes, parce qu'elles éclairent un côté peu connu de la vie de Balzac, et qu'elles montrent chez lui la conscience de cette puissante faculté d'intuition qu'il possédait déjà à un si haut degré et sans laquelle la réalisation de son œuvre eût été impossible. Balzac, comme Vichnou, le dieu indien, possédait le don d'avatar, c'est‐à‐dire celui de s'incarner dans des corps différents et d'y vivre le temps qu'il voulait; seulement, le nombre des avatars de Vichnou est fixé à dix: ceux de Balzac ne se comptent pas, et de plus il pouvait les provoquer à volonté. – Quoique cela semble singulier à dire en plein XIXe siècle, Balzac fut un voyant. Son mérite d'observateur, sa perspicacité de physiologiste, son génie d'écrivain ne suffisent pas pour expliquer l'infinie variété des deux ou trois mille types qui jouent un rôle plus ou moins important dans La Comédie Humaine. Il ne les copiait pas, il les vivait idéalement, revêtait leurs habits, contractait leurs habitudes, s'entourait de leur milieu, était eux‐mêmes tout le temps nécessaire. De là viennent ces personnages soutenus, logiques, ne se démentant et ne s'oubliant jamais, doués d'une existence intime et profonde, qui, pour nous servir d'une de ses expressions, font concurrence à l'état civil. Un véritable sang rouge circule dans leurs veines au lieu de l'encre qu'infusent à leurs créations les auteurs ordinaires.

      Cette faculté, Balzac ne la possédait d'ailleurs que pour le présent. Il pouvait transporter sa pensée dans un marquis, dans un financier, dans un bourgeois, dans un homme du peuple, dans une femme du monde, dans une courtisane, mais les ombres du passé n'obéissaient pas à son appel: il ne sut jamais, comme Gœthe, évoquer du fond de l'antiquité la belle Hélène et lui faire habiter le manoir gothique de Faust. Sauf deux ou trois exceptions, toute son œuvre est moderne; il s'était assimilé les vivants, il ne ressuscitait pas les morts. – L'histoire même le séduisait peu, comme on peut le voir par ce passage de l'avant‐propos qui précède La Comédie Humaine: « En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous les temps, en Egypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l'histoire des mœurs? Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu'il ne satisfait notre curiosité. »

      Cette lacune laissée par les historiens des sociétés disparues, Balzac se proposa de la combler pour la nôtre, et Dieu sait s'il remplit fidèlement le programme qu'il s'était tracé.

      « La société allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire; en dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut‐être pouvais‐je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs. Avec beaucoup de patience et de courage, je réaliserais, sur la France au XIXe siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l'Inde, ne nous ont malheureusement pas laissé sur leur civilisation, et qu'à l'instar de l'abbé Barthélémy, le courageux et patient Monteil avait essayé sur le moyen‐âge, mais sous une forme peu attrayante. »

      Mais retournons à la mansarde de la rue Lesdiguières. Balzac n'avait pas conçu le plan de l'œuvre qui devait l'immortaliser; il se cherchait encore avec inquiétude, anhélation et labeur, essayant tout et ne réussissant à rien; pourtant