pupitres, également retenus là durant les heures d'étude et pendant celles des récréations. »
Le résultat de ces travaux cachés, de ces méditations qui prenaient le temps des études, fut ce fameux Traité de la Volonté dont il est parlé plusieurs fois dans La Comédie Humaine. Balzac regretta toujours la perte de cette première œuvre qu'il esquisse sommairement dans Louis Lambert, et il raconte avec une émotion que le temps n'a pas diminuée la confiscation de la boîte où était serré le précieux manuscrit; des condisciples jaloux essayent d'arracher le coffret aux deux amis qui le défendent avec acharnement: « Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoult intervint brusquement et s'enquit de la dispute. Ce terrible Haugoult nous ordonna de lui remettre la cassette; Lambert lui livra la clef, le régent prit les papiers, les feuilleta; puis il dit en les confisquant: – Voilà donc les bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs! – De grosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant par la conscience de sa supériorité morale offensée que par l'insulte gratuite et la trahison qui nous accablaient. – Le père Haugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité de la Volonté, sans connaître l'importance des trésors scientifiques dont les germes avortés se dissipèrent en d'ignorantes mains. »
Après ce récit il ajoute: « Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livre de Louis que dans l'ouvrage par lequel commencent ces études je me suis servi pour une œuvre fictive du titre réellement inventé par Lambert, et que j'ai donné le nom (Pauline) d'une femme qui lui fut chère à une jeune fille pleine de dévouement. »
En effet, si nous ouvrons La Peau de Chagrin, nous y trouvons dans la confession de Raphaël les phrases suivantes: « Toi seul admiras ma Théorie de la Volonté, ce long ouvrage pour lequel j'avais appris les langues orientales, l'anatomie, la physiologie, auquel j'avais consacré la plus grande partie de mon temps, œuvre qui, si je ne me trompe, complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine; là s'arrête ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver à soie, inconnu au monde, et dont la seule récompense est peut‐être dans le travail même; depuis l'âge de raison jusqu'au jour où j'eus terminé ma Théorie, j'ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum; amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j'ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne; gourmand, j'ai été sobre; aimant la marche et les voyages maritimes, désirant visiter des pays, trouvant encore du plaisir à faire comme un enfant des ricochets sur l'eau, je suis resté constamment assis, une plume à la main; bavard, j'allais écouter en silence les professeurs aux cours publics de la Bibliothèque et du Muséum; j'ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l'ordre de Saint Benoît, et la femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours! »
Si Balzac regretta le Traité de la Volonté, il dut être moins sensible à la perte de son poème épique sur les Incas, qui commençait ainsi :
O Inca, ô roi infortuné et malheureux !
Cette inspiration malencontreuse qui lui valut, tout le temps qu'il resta au collège, le sobriquet dérisoire de poète. Balzac, il faut l'avouer, n'eut jamais le don de poésie, de versification du moins; sa pensée si complexe resta toujours rebelle au rhythme.
De ces méditations si intenses, de ces efforts intellectuels vraiment prodigieux chez un enfant de douze ou quatorze ans, il résulta une maladie bizarre, une fièvre nerveuse, une sorte de coma tout à fait inexplicable pour les professeurs qui n'étaient pas dans le secret des lectures et des travaux du jeune Honoré, en apparence oisif et stupide; nul ne soupçonnait au collège ces précoces excès d'intelligence, et ne savait qu'au cachot, où il se faisait mettre journellement afin d'être libre, l'écolier cru paresseux avait absorbé toute une bibliothèque de livres sérieux et au‐dessus de la portée de son âge.
Cousons ici quelques lignes curieuses sur la faculté de lecture attribuée à Louis Lambert, c'est‐à‐dire à Balzac :
« En trois ans, Louis Lambert s'était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d'être lus. L'absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux: son œil embrassait sept ou huit lignes d'un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard. Souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires: celles des lieux, des noms, des mots, des choses, des figures; non‐seulement il se rappelait les objets à volonté, mais encore il les revoyait en lui‐même éclairés et colorés comme ils l'étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s'appliquait également aux actes les plus insaisissables de l'entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non‐seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. »
Ce merveilleux don de sa jeunesse, Balzac le conserva toute sa vie, accru encore, et c'est par lui que peuvent s'expliquer ses immenses travaux, – véritables travaux d'Hercule.
Les professeurs effrayés écrivirent aux parents de Balzac de le venir chercher en toute hâte. Sa mère accourut et l'enleva pour le ramener à Tours. L'étonnement de la famille fut grand lorsqu'elle vit l'enfant maigre et chétif que le collège lui renvoyait à la place du chérubin qu'il avait reçu, et la grand‐mère d'Honoré en fit la douloureuse remarque. Non‐seulement il avait perdu ses belles couleurs, son frais embonpoint, mais encore, sous le coup d'une congestion d'idées, il paraissait imbécile. Son attitude était celle d'un extatique, d'un somnambule qui dort les yeux ouverts: perdu dans une rêverie profonde, il n'entendait pas ce qu'on lui disait, ou son esprit, revenu de loin, arrivait trop tard à la réponse. Mais le grand air, le repos, le milieu caressant de la famille, les distractions qu'on le forçait de prendre et l'énergique sève de l'adolescence eurent bientôt triomphé de cet état maladif. Le tumulte causé dans cette jeune cervelle par le bourdonnement des idées s'apaisa. Les lectures confuses se classèrent peu à peu; aux abstractions vinrent se mêler des images réelles, des observations faites silencieusement sur le vif; tout en se promenant et en jouant, il étudiait les jolis paysages de la Loire, les types de province, la cathédrale de Saint‐Gatien et les physionomies caractéristiques des prêtres et des chanoines; plusieurs cartons qui servirent plus tard à la grande fresque de la Comédie furent certainement esquissés pendant cette inaction féconde. Pourtant, pas plus dans la famille qu'au collège, l'intelligence de Balzac ne fut devinée ou comprise. Même s'il lui échappait quelque chose d'ingénieux, sa mère, femme supérieure cependant, lui disait: « Sans doute, Honoré, tu ne comprends pas ce que tu dis là? » Et Balzac de rire, sans s'expliquer davantage, de ce bon rire qu'il avait. M. de Balzac père, qui tenait à la fois de Montaigne, de Rabelais et de l'oncle Toby, par sa philosophie, son originalité et sa bonté (c'est madame de Surville qui parle), avait un peu meilleure opinion de son fils, d'après certains systèmes génésiaques qu'il s'était faits et d'où il résultait qu'un enfant procréé par lui ne pouvait être un sot: toutefois il ne soupçonnait nullement le futur grand homme.
La famille de Balzac étant revenue à Paris, il fut mis en pension chez M. Lepitre, rue Saint‐Louis, et chez MM. Sganzer et Beuzelin, rue Thorigny au Marais. Là, comme au collège de Vendôme, son génie ne se décela point, et il resta confondu parmi le troupeau des écoliers ordinaires. Aucun pion enthousiasmé ne lui dit: – Tu, Marcellus eris ! – ou: Sic itur ad astra !
Ses classes finies, Balzac se donna cette seconde éducation qui est la vraie; il étudia, se perfectionna, suivit les cours de la Sorbonne et fit son droit, tout en travaillant chez l'avoué et le notaire. Ce temps, perdu en apparence, puisque Balzac ne fut ni avoué, ni notaire, ni avocat, ni juge, lui fit connaître le personnel de la Bazoche et le mit à même d'écrire plus tard, de façon à émerveiller les hommes du métier, ce que nous pourrions appeler le contentieux de La