et que je ne me soucie pas plus du bonheur de Nelly que de lui-même; laissez-le dire. En ce cas, ce dont je me soucie, c'est de venir ici à ma guise et de rappeler à ma soeur que j'existe. Je veux la voir quand il me plaira. J'y tiens. C'est un droit que je suis venu maintenir aujourd'hui. Je reviendrai cinquante fois dans le même but, et toujours avec le même succès. J'ai dit que je resterais ici jusqu'à ce que j'eusse eu satisfaction: je l'ai eue, voilà ma visite terminée. Allons, Dick.
– Arrêtez! cria M. Swiveller au moment où son ami se dirigeait vers la porte. Monsieur…
– Monsieur, votre très-humble serviteur, dit M. Quilp, à qui s'adressait ce dernier mot.
– Avant de quitter ce lieu de joie et de plaisir, ce séjour où règne une clarté éblouissante, je désire, avec votre permission, hasarder une petite remarque. Je suis venu ici aujourd'hui, monsieur, avec la pensée que le bonhomme était bien disposé…
– Continuez, monsieur, dit Daniel Quilp en voyant l'orateur s'arrêter subitement.
– Inspiré par cette idée et par les sentiments qu'elle éveille, et jugeant, en ma qualité d'ami commun, que ce n'est pas par des criailleries, des disputes, des querelles, que les âmes arrivent à s'épancher et que l'harmonie sociale se rétablit entre les parties adverses, j'ai pris sur moi de suggérer un moyen, le seul qu'on puisse adopter en pareille occurrence. Voulez-vous me permettre de vous glisser un tout petit mot à ce sujet?»
Sans attendre la permission qu'il avait sollicitée, M. Swiveller fit un pas vers le nain; puis, s'appuyant sur son épaule et se penchant comme pour lui parler à l'oreille, il lui dit, de manière à être parfaitement entendu de tout le monde:
«Voilà le mot d'ordre pour le bonhomme: fouille.
– Quoi? … demanda Quilp.
– Fouille, monsieur, fouille, répéta M. Swiveller en frappant sur son gousset pour montrer qu'il fallait fouiller à la poche. Vous comprenez, monsieur?»
Le nain fit un signe de tête. M. Swiveller fit quelques pas pour se retirer, et il s'arrêta pour lui rendre le même signe de tête à chaque pas qu'il faisait en arrière. Ce fut ainsi qu'il arriva à la porte: là, il toussa fortement pour appeler l'attention du nain et saisir cette occasion de lui recommander par un jeu muet la discrétion la plus absolue et le secret le plus inviolable. Après cette grave pantomime, qui dura le temps nécessaire selon lui pour bien lui inculquer ses idées, il suivit les traces de son ami et disparut.
«Hum! dit le nain avec un regard de travers et en haussant les épaules, il en coûte cher d'avoir de chers parents. Dieu merci, je ne m'en connais pas! Et vous seriez comme moi si vous n'étiez pas aussi faible qu'un roseau et presque aussi dépourvu de raisonnement.
– Que voulez-vous que je fasse? répliqua le vieillard avec une sorte de désespoir impuissant. Il est bien facile de parler et de ricaner. Que voulez-vous que je fasse?
– Ce que je ferais, moi, si j'étais à votre place.
– Quelque acte violent, sans doute?
– Fort bien, dit le petit homme très-flatté de ce qu'il prenait pour un compliment et grimaçant un rire diabolique en frottant ses mains sales l'une contre l'autre. Demandez à Mme Quilp, à la jolie, soumise, timide et tendre Mme Quilp. Mais son nom me rappelle que je l'ai laissée toute seule; je me figure son inquiétude… Elle n'aura pas un moment de repos jusqu'à ce que je sois de retour. C'est toujours ainsi qu'elle est quand je suis dehors, bien qu'elle n'ose en dire un mot à moins que je ne l'y engage en l'avertissant qu'elle peut parler librement sans avoir peur de me fâcher. Oh! Mme Quilp est bien dressée!»
Cet être difforme me parut horrible avec sa tête monstrueuse sur son petit corps, tandis qu'il frottait lentement ses mains en les tournant l'une sur l'autre, toujours l'une sur l'autre, geste bien simple assurément, mais qui prenait chez lui quelque chose de fantastique. Il fallait le voir aussi abaisser ses épais sourcils et retrousser son menton en l'air, en lançant à la dérobée un regard de triomphe qu'un lutin aurait pu copier pour en faire son profit.
«Tenez, dit-il en mettant la main dans la poche de son habit et en s'approchant de côté vers le vieillard, je l'ai apporté moi-même de crainte d'accident; la somme, quoique en or, eût été trop forte et trop lourde pour tenir dans le petit sac de Nelly. Il faut cependant, voisin, qu'elle s'habitue de bonne heure à de semblables fardeaux, car elle en aura à porter quand vous serez mort.
– Fasse le ciel que vous disiez vrai! Je l'espère, du moins! dit le vieillard avec une sorte de gémissement.
– Je l'espère!» répéta le nain.
Et s'approchant plus près encore:
«Voisin, je voudrais bien savoir où vous mettez tout cet argent; mais vous êtes un homme profond, et vous gardez bien votre secret.
– Mon secret!.. dit l'autre avec un regard plein de trouble. Oui, vous avez raison, je… je garde bien mon secret, je le garde bien.»
Sans rien ajouter, il prit l'argent et s'en alla d'un pas lourd et incertain, portant la main à son visage comme un homme contrarié et abattu. Le nain le suivit de ses yeux pénétrants, tandis que le vieillard passait dans le petit salon et plaçait la somme dans un coffre-fort en fer, près de la cheminée. Après avoir rêvé quelques instants, il se disposa à prendre congé du bonhomme en disant que, s'il ne faisait diligence, il trouverait certainement à son retour Mme Quilp en pleine crise nerveuse.
«Ainsi, voisin, dit-il, je vais regagner mon logis en vous chargeant de mes amitiés pour Nelly; j'espère qu'à l'avenir elle ne se perdra plus en route, quoique sa mésaventure m'ait valu un honneur sur lequel je ne comptais pas.»
En parlant ainsi, il s'inclina, me regardant du coin de l'oeil; puis, après avoir jeté un regard intelligent qui semblait embrasser tous les objets d'alentour, quelle que fût leur petitesse ou leur peu de valeur, il partit.
Plusieurs fois j'avais essayé de m'en aller moi-même, mais le vieillard s'y était toujours opposé en me conjurant de rester. Comme il renouvelait sa prière au moment où enfin nous étions seuls, et revenait, avec mille remercîments, sur la circonstance à laquelle nous devions de nous connaître, je cédai volontiers à ses instances et m'assis avec l'air d'examiner quelques miniatures curieuses et un petit nombre d'anciennes médailles qu'il plaça devant moi. Il ne fallait pas, d'ailleurs, insister beaucoup pour me déterminer à rester, car il est certain que si ma curiosité avait été éveillée lors de ma première visite, elle n'avait pas diminué dans la seconde.
Nell ne tarda pas à venir nous rejoindre, et, posant sur la table quelque travail de couture, elle s'assit à côté du vieillard. Rien de charmant à voir comme les fleurs fraîches qu'elle avait mises dans la chambre, comme l'oiseau favori dont la petite cage était ombragée par un vert rameau, comme le souffle de fraîcheur et de jeunesse qui semblait frémir à travers cette vieille et triste maison, et voltiger autour de l'enfant! Il était curieux aussi, quoique moins agréable, de passer de la beauté et de la grâce de l'enfant, à la taille voûtée, au visage soucieux, à la physionomie fatiguée du vieillard. À mesure qu'il allait devenir, plus faible et plus abattu, qu'adviendrait-il de cette petite créature isolée? Et s'il mourait, le pauvre protecteur, quel serait le sort de la protégée?
Le vieillard, qui parut répondre exactement à mes pensées, posa sa main sur celle de Nelly et dit tout haut:
«Je ne veux plus être si triste, Nelly, il est impossible qu'il n'y ait pas quelque bonne fortune en réserve pour toi; je dis pour toi, car pour moi je ne demande rien. Sinon, le malheur s'appesantirait si lourdement sur ta tête innocente!.. Mais non, tous mes efforts ne seront pas perdus, c'est impossible.»
Elle le regarda gaiement, mais sans rien répondre.
«Quand je pense, reprit-il, à ces années nombreuses, oui, nombreuses dans ta courte existence, où tu as vécu seule auprès de moi; à ces jours monotones, sans compagnes ni plaisirs de ton âge; à cette solitude où tu as grandi, en quelque sorte, loin du genre humain tout entier, et en face d'un vieillard seulement, je crains quelquefois, Nelly, de n'avoir pas agi avec toi comme je le devais.
– Oh!