c. 14.)
Les combats que le christianisme eut à soutenir, la lutte qui s'établit entre lui et les religions jusqu'alors dominantes, les persécutions qui en furent la suite, obligèrent les plus savants d'entre les chrétiens à répondre aux attaques, et à faire de fréquentes apologies de leur religion. Dès le commencement du deuxième siècle, on voit de ces apologies présentées à l'empereur Adrien; dans la suite, Justin, Athénagore, Tertullien en adressèrent aux empereurs, au sénat romain, au monde entier; on eut l'Octavius de Minucius Félix; le savant Origène écrivit contre Celsus; Lactance publia ses Institutions divines; chacun d'eux mit dans ces sortes d'ouvrages, tout ce qu'il pouvait avoir d'érudition, de jugement et d'éloquence.
Les hérésies, qui ne tardèrent pas à s'élever dans le sein même du christianisme, fournirent aux docteurs orthodoxes de nouvelles matières d'études et de travaux, et surtout un vigoureux exercice à leurs dialectiques. Avant la fin du second siècle, Irénée avait déjà fait un gros ouvrage de la simple exposition des dogmes de toutes les hérésies nées jusqu'alors, et de leur réfutation. Leur nombre s'accrut, les objections se multiplièrent, et les écrits apologétiques en même proportion. Le texte de l'Écriture attaqué dans un sens, défendu dans un autre, était le sujet ordinaire de ces violents combats. Il fallut donc étudier ce texte, le méditer, le corriger, l'interpréter, le commenter sans cesse. Dans la foule de ces champions infatigables, on distingue surtout Clément d'Alexandrie, Tertullien et Origène.
Les vicissitudes du christianisme, sa propagation rapide, les actes de ses défenseurs, les miracles qu'il certifiait et qui lui servaient de preuves, devinrent bientôt aux yeux des chrétiens un sujet digne de l'Histoire. Hégésippe, dont il n'est resté que quelques fragments, fut leur premier historien, et il eut dans peu des imitateurs.
Ce furent autant de branches de cette littérature nouvelle, qui eut des écoles et des bibliothèques, en Egypte, en Perse, en Palestine, en Afrique 31. C'est là que s'instruisirent et que commencèrent à s'exercer les grands hommes, qui firent du quatrième siècle ce qu'on appelle le siècle d'or de la littérature ecclésiastique. Arnobe, Lactance, Eusèbe de Césarée, Athanase, Hilaire, Basile, les deux Grégoire de Nicée et de Nazianze, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrisostôme, remplirent un siècle entier de leur gloire. Des conciles nombreux et célèbres furent aussi, dans ce siècle, un vaste champ pour l'argumentation et pour la sorte d'éloquence qui pouvait s'y exercer. Leurs décisions compliquèrent encore la doctrine, et exigèrent de nouveaux efforts des étudians et des docteurs. Le droit canon prit naissance: il y eut un code de lois ecclésiastiques, qui s'est beaucoup accru depuis, mais qui servit dès-lors de noyau et comme de fondement à cette partie de la science.
Maintenant, le reproche que l'on fait à cette littérature d'avoir étouffé l'autre et d'en avoir complété la décadence, est-il mérité? est-il injuste? C'est une question qui se présente naturellement, et sur laquelle on ne peut ni se taire, ni s'appesantir. De quelque manière qu'on entende un passage des Actes des Apôtres, où il est dit, qu'à Ephèse plusieurs de ceux qui s'étaient adonnés à d'autres sciences, apportèrent et jetèrent au feu leurs livres, après une prédication de S. Paul 32, il est certain que voilà déjà un bon nombre de livres brûlés. Les auteurs chrétiens des premiers siècles montrent, dit-on, dans leurs écrits une grande connaissance des ouvrages, des pensées et des systèmes philosophiques des anciens auteurs: une multitude de morceaux et de passages ne s'en sont même conservés que dans leurs écrits; et en effet il fallait bien qu'ils en eussent fait une étude très-attentive, pour se mettre en état de les combattre 33. Oui, mais ne voit-on pas que, dans cette disposition d'esprit, tout occupés des erreurs ils l'étaient fort peu des beautés; qu'ils devaient mettre peu de zèle à en recommander l'étude; que le peu qu'ils en souffraient encore, recevait d'eux une direction plus religieuse que littéraire, et qu'il n'y avait pas loin entre se croire obligés de les combattre et de les réfuter continuellement et les écarter des mains de la jeunesse, les reléguer dans les bibliothèques, et enfin les proscrire?
Par un canon d'un ancien concile 34, il est défendu aux évêques de lire les auteurs païens. On a beau dire que cela ne regardait que les évêques, dont la principale sollicitude devait être occupée du bien de leur troupeau 35, comment l'un des objets de leur sollicitude n'eût-il pas été de détourner les brebis de ce troupeau, d'une pâture qui leur était défendue à eux-mêmes, comme dangereuse et mortelle?
S. Jérôme se plaint amèrement 36 de ce que les prêtres, laissant à part les évangiles et les prophètes, lisaient des comédies, chantaient des églogues amoureuses, et avaient souvent en main Virgile. Il est, dit-on, très-évident qu'il n'est ici question que de réprimer un excès et un abus 37; mais qui nous fera connaître où le zèle de ce Père de l'église trouvait que commençât l'abus, et à quelle étude des anciens les jeunes ecclésiastiques auraient dû s'arrêter pour qu'il ne s'en effarouchât pas?
Lui-même, insiste-t-on, nomme et cite souvent les auteurs profanes 38. Fort bien; mais dans quel esprit? Jugeons-en par un autre passage où il dit: «Que s'il est forcé quelquefois à se rappeler les études profanes qu'il avait abandonnées, ce n'est pas de sa propre volonté, mais, pour ainsi dire, par la nécessité seule, et pour montrer que les choses prédites, il y a plusieurs siècles par les prophètes, se trouvent aussi dans les livres des Grecs, des Latins et des autres nations 39». Ce passage, et plusieurs autres pareils qu'on y pourrait joindre, prouvent bien, il est vrai, que la lecture des écrivains profanes n'était pas entièrement défendue aux chrétiens, et qu'on voulait seulement qu'ils ne s'y livrassent que pour en découvrir et en réfuter les erreurs, et pour faire éclater en opposition les vérités du christianisme 40. Mais ou je me trompe fort, ou de pareils traits établissent dans toute leur force les reproches qu'on a voulu combattre, laissent sans réponse les objections, et font toucher au doigt le mal qu'on a voulu cacher.
On ne sait que trop quels furent dans ce siècle même, les funestes effets d'un faux zèle que la religion désavoue aujourd'hui. La destruction générale des temples du paganisme n'entraîna pas seulement la perte à jamais déplorable d'édifices, où le génie des arts avait prodigué ses merveilles: les collections de livres se trouvaient ordinairement placées, aussi bien que les statues, dans l'intérieur ou le voisinage des temples, et périssaient avec eux. Le sort de la bibliothèque d'Alexandrie est connu. Un patriarche fanatique, Théophile, appela sur le temple de Sérapis les rigueurs du crédule Théodose; le temple fut abattu, la riche bibliothèque qu'il renfermait fut détruite. Orose, qui était chrétien, atteste avoir trouvé, vingt ans après, absolument vides les armoires et les caisses qui contenaient des livres dans les temples d'Alexandrie; et c'étaient, de son aveu, ses contemporains qui les avaient détruits 41. Enfin la barbarie de Théophile, dont on parle peu, ne laissa presque rien à faire, plusieurs siècles après, à celle des Sarrazins, dont on a fait tant de bruit. On ne peut douter que ces ravages ne se soient étendus partout où s'exerçait le même zèle, et que les expéditions destructives de l'évêque Marcel contre les temples de Syrie 42, de l'évêque Martin contre les temples des Gaules 43, et de tant d'autres, n'aient eu les mêmes effets.
Alcionius fait dire au cardinal Jean de Médicis (depuis Léon X), dans son dialogue de Exilio: «J'ai ouï dire dans mon enfance à Démétrius Chalcondyle, homme très-instruit de tout ce qui regarde la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d'influence sur les empereurs de Constantinople, pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et en particulier de ceux qui parlaient des amours, des voluptés, des jouissances des amants, et que c'est ainsi qu'ont été détruites les comédies de Ménandre,